Dans Le Capitaine Fracasse, le chef de la troupe de comédiens ambulants, Hérode (dit aussi le Tyran puisqu’il incarne les pères et les rois), joint à l’art de l’acteur celui de manier habilement le gourdin, « ayant longtemps, en ses tournées, pratiqué les bâtonnistes de Rouen » (1). De quoi s’agit-il ? À quoi fait allusion le romancier, à quelle pratique du XVIIe siècle encore compréhensible de son temps ? Quel est le lien avec la ville de Rouen ? Une note de la Pléiade précise bien, que, selon Littré, le bâtonniste est « celui qui sait s’escrimer au bâton comme d’une arme », mais à vrai dire on s’en doutait… Le TLF cite Hugo et Les Misérables, où Enjolras manie la carabine comme un bâtonniste. Le Dictionnaire historique d’A. Rey date de 1820 la première occurrence connue du terme.
Pas d'anachronisme cependant chez Gautier, car si le mot est récent l’art du bâton est beaucoup plus ancien : réglementé par Philippe-Auguste en 1205, il était encore enseigné à Rouen en 1851. Cette précision est donnée par le Centre de recherche sur la canne et le bâton, sur le site duquel on peut trouver quelques indications dispersées (2). Le « jeu de Rouen » est beaucoup plus apprécié des connaisseurs que le « jeu de Paris », selon le capitaine De Bast (1836) (3). Un certain Louis Leboucher [le bien nommé], né à Rouen, est l’auteur d’une Théorie pour apprendre à tirer la canne en 25 leçons (1843).
Le lien de Gautier avec les maîtres de la canne et de la savate est avéré. L’écrivain entretenait des relations personnelles avec Louis Leboucher ; il semble avoir pratiqué lui-même la canne et la savate et fut aussi l’élève de Michel dit Pisseux, autre bretteur célèbre (5). Il est surtout l’auteur d’un texte intitulé Le Maître de Chausson (1842), publié dans le recueil collectif des Français peints par eux-mêmes, où à vrai dire il évoque plutôt les maîtres de Caen que ceux de Rouen. la pratique du bâton est ancienne ; elle est redoublée au XIXe siècle par celle de la savate, qui s’y ajoute puis s’y substitue peu à peu. Il serait donc vraisemblable que le personnage d’Hérode, au XVIIe siècle, n'ait pratiqué que l’art du bâton, mais que son art doive tout aux maîtres fréquentés par Gautier deux siècles plus tard...