Dans un roman aussi explicite que Le Capitaine Fracasse, l’affleurement, parfois, de zones d’ombre est bienvenu pour le lecteur.
On le voit avec un personnage très secondaire et anonyme, une femme de chambre que le duc de Vallombreuse a placée auprès d’Isabelle, qu’il séquestre dans son château et tente de forcer.
Le romancier la dépeint ainsi (1) :
Cette fille, assez jolie, très pâle, l’air triste et doux, avait dans son empressement quelque chose d’inerte, et semblait brisée par une terreur secrète ou un ascendant terrible.
Elle offrit ses services à Isabelle, sans presque la regarder, et d’une voix atone comme si elle eût craint d’être entendue par l’oreille des murailles. […]
On eût dit aussi qu’elle évitait de se lier avec sa maîtresse temporaire, de peur d’y prendre un intérêt inutile. Elle se réduisait autant que possible à l’état d’automate.
Mais son comportement change du tout au tout, quand au chapitre suivant on croit Vallombreuse mourant, blessé en combat singulier par le héros, Sigognac, qui est venu délivrer Isabelle :
Isabelle trouva dans le nouveau logis qu’on lui avait assigné cette même femme de chambre, morne et farouche, qui l’attendait pour la défaire ;
seulement l’expression de sa physionomie était totalement changée.
Ses yeux brillaient d’un éclat singulier, et le rayonnement de la haine satisfaite illuminait sa figure pâle.
La vengeance enfin arrivée d’un outrage inconnu et dévoré silencieusement dans la rage froide de l’impuissance, faisait du spectre muet une femme vivante. (2)
Gautier n’en dira pas plus, si ce n’est que la femme de chambre reprend son air morne dès que l’on apprend que tout espoir n’est pas perdu de sauver Vallombreuse.
Le crime que les conventions rendent impossible sur l’héroïne a été ainsi transféré sur la servante, victime anonyme.
Certes, la blessure de Vallombreuse marquant aussi le moment de sa régénération, son forfait peut être laissé dans l’ombre pour la suite du récit.
La figure de la femme de chambre disparaît de la fin du roman. Il n’en reste pas moins que l’ellipse est assez audacieuse et que le personnage est de ceux qu’on n’oublie pas.
1. T. Gautier, Le Capitaine Fracasse, ch. XVI, Bibl. de la Pléiade p. 1009. 2. Ibid., ch. XVII, p. 1043.
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