Le Capitaine Fracasse, un roman d’aventures ? C’est tout autant un manifeste esthétique, tant les jeux sur le théâtre et la vie, sur l’illusion et la réalité permettent à Gautier d’y affirmer la supériorité de l’art. Ainsi, au chapitre V, Gautier décrit l’arrivée de sa troupe de comédiens ambulants au château de Bruyères, où ils ont été invités à donner une représentation. On déballe du chariot les toiles peintes et les accessoires : c’est l’occasion, pour le narrateur, d’une digression :
« Un chariot comique contient tout un monde. En effet, le théâtre n’est-il pas la vie en raccourci, le véritable microcosme que cherchent les philosophes en leurs rêvasseries hermétiques ? » (1) C’est inverser le lieu commun bien connu, « le monde est un théâtre », énoncé dans Comme il vous plaira, la pièce de Shakespeare que Gautier connaissait si bien et qu’il fait mettre en scène par les personnages de son roman Mademoiselle de Maupin. C’est un parti-pris esthétisant qui affirme la supériorité de l’art sur la vie : « Ne renferme-t-il pas dans son cercle l’ensemble des choses et les diverses fortunes humaines représentées au vif par fictions congruantes ? » Ainsi, ces accessoires sortis du chariot de la troupe sont-ils « ces pauvres richesses, de ces misérables trésors dont le poète se contente pour habiller sa fantaisie et qui lui suffisent avec l’illusion des lumières jointe au prestige de la langue des dieux à enchanter les plus difficiles spectateurs ». À l’inverse du théâtre d’ombres de la Caverne de Platon, l’illusion y est présentée comme degré supérieur de la réalité.
Le même contraste apparaît un peu plus loin dans le même chapitre : le baron de Sigognac, qui accompagne les comédiens, est désespéré par l’état lamentable de sa garde-robe, alors qu’il doit paraître devant les nobles invités. C’est un acteur, le Pédant Blazius, qui va le tirer d’affaire : « Nous autres, pauvres comédiens, ombres de la vie humaine et fantômes des personnages de toute condition, à défaut de l’être, nous avons au moins le paraître, qui lui ressemble comme le reflet ressemble à la chose. » (2) On pourrait se croire ici dans la Caverne, si Gautier n’inversait pas les valeurs : c’est à l’illusion (au personnage) que Blazius accorde la plus de réalité, la personne du comédien étant privée d’être par sa condition misérable. Comme si l’ombre sur le mur, au fond de la caverne, avait plus de substance que la marionnette qu’on agite devant la flamme.
Toujours est-il que ce préambule amène l’offre généreuse d’un habit propre pour Sigognac : c’est un costume de théâtre, mais peu importe, puisque c’est justement des comédiens que s’inspirent pour leurs vêtements les jeunes gens à la mode : « Pour quelques heures nous égalons en bravoure d’ajustements ceux qui s’en piquent le plus : les blondins et petits-maîtres imitent nos élégances empruntées que de fausses ils font réelles, substituant le drap fin à la serge, l’or au clinquant, le diamant à la marcassite, car le théâtre est école de mœurs et académie de la mode. » (3) Sigognac va donc être vêtu dans la vie réelle d’un costume illusoire, mais susceptible d’en engendrer de réels par une sorte de mimésis à rebours. Se regardant dans un miroir, il va trouver son reflet plus réel que sa personne :
C’est donc le changement de paraître qui révèle à soi-même et aux autres l’être profond. Texte antiplatonicien ? En fait, ce qui caractérise ici l’esthétique de Gautier, c’est plutôt la confusion des plans et des ordres de réalité, avec une sensibilité proche du baroque qui convient bien à ce roman « Louis XIII ». La vérité esthétique transcende toute réalité matérielle, mais elle ne relève pas non plus d’une idéalité pure : l’image de Sigognac déguisé en comédien lui révèle dans le miroir la vérité de son être, mais cette vérité doublement illusoire (celle du reflet et celle du travestissement) produira aussi sa propre réalisation matérielle : son château sera rebâti par d’« habiles architectes » et il pourra y accueillir son « infante adorée », à savoir Isabelle, modeste comédienne qui se sera de son côté révélée fille d’un prince...