Micrologies

Sénèque et Cicéron


Une violente tradition anticicéronienne s’est épanouie à la Renaissance, à partir de Pétrarque (1). L’érudit italien a retrouvé les lettres de Cicéron à son ami Atticus, qui lui causent une immense déception quand il découvre les défauts de l’homme privé, qui s’y expriment sans fard. Mais c’est dès l’Antiquité, avec Sénèque (si l’on en croit Pierre Laurens) qu’il faut faire remonter cette tradition. Il en veut pour preuve ce passage du De brevitate animi (ch. 5) :

M. Cicero inter Catilinas, Clodios iactatus Pompeiosque et Crassos, partim manifestos inimicos, partim dubios amicos, dum fluctuatur cum re publica et illam pessum euntem tenet, nouissime abductus, nec secundis rebus quietus nec aduersarum patiens, quotiens illum ipsum consulatum suum non sine causa sed sine fine laudatum detestatur ! Quam flebiles uoces exprimit in quadam ad Atticum epistula iam uicto patre Pompeio, adhuc filio in Hispania fracta arma refouente! "Quid agam", inquit, "hic, quaeris? Moror in Tusculano meo semiliber." Alia deinceps adicit, quibus et priorem aetatem complorat et de praesenti queritur et de futura desperat. Semiliberum se dixit Cicero: at me hercules numquam sapiens in tam humile nomen procedet, numquam semiliber erit, integrae semper libertatis et solidae, solutus et sui iuris et altior ceteris. Quid enim supra eum potest esse qui supra fortunam est?

Cicéron, ballotté entre les Catilina, les Clodius et les Pompée ou les Crassus, les uns ennemis déclarés, les autres amis douteux, jouet des flots avec la république qu’il retient au bord du gouffre pour être finalement entraîné par elle, inquiet dans la prospérité, incapable de supporter l’adversité, maudit combien de fois ce fameux consulat qu’il a loué non sans raison, mais sans fin ! Quelles plaintes lamentables fait-il retentir dans une lettre à Atticus à l’époque où Pompée le père était déjà vaincu, où le fils essayait en Espagne de rapprocher les tronçons du glaive. « Tu me demandes, dit-il, ce que je fais ici ? J’attends, demi-libre, dans ma villa de Tusculum » ; puis il ajoute d’autres réflexions où il regrette sa vie passée, se plaint du présent, désespère de l’avenir. Cicéron se dit demi-libre ; voilà, ma foi, un qualificatif bien humble auquel le sage ne s’abaissera jamais ; jamais il ne sera demi-libre, mais toujours sa liberté sera intacte et tout d’une pièce, il vivra affranchi, indépendant, plus haut que tous les autres. Car qu’est-ce qui peut être au-dessus de celui qui est au-dessus de la fortune ? (Trad. A. Bourgery, revue par P. Veyne.)

La condamnation de Sénèque est double : elle vise d’abord l’abaissement moral qui fut celui de ce grand homme dans l’adversité, contraire à l’idéal d’impassibilité du sage stoïcien, mais aussi le terme de semiliber, « demi-libre », employé par Cicéren et qui contredit lui aussi l’indépendance absolue que revendiquent les Stoïciens. En fait, Sénèque étend ici la situation de semi-liberté politique qui est celle de Cicéron quand il écrit cette lettre (au temps de la domination de César) à l’exigence de pleine liberté intérieure à laquelle l’orateur n’aurait pas su atteindre.

D’autres critiques de Sénèque semblent viser le style de Cicéron. La lettre « 125 », que les éditeurs rajoutent parfois aux 124 Lettres à Lucilius, consiste en fragments conservés par l’érudit et compilateur Aulu-Gelle. C’est au départ une charge contre le poète Ennius, auteur de vers que Sénèque trouvait parfois tout à fait ridicules (deridiculos uersus). Ainsi l’orateur Céthégus était-il appelé par Ennius Flos delibatus populi suadaeque medulla : « fleur exquise du peuple et moelle de la persuasion ». À quoi Sénèque ajoutait : Non miror […] fuisse qui hos uersus scriberet, cum fuerit qui laudaret ; nisi forte Cicero, summus orator, agebat causam suam et uolebat hos uersus uideri bonos. « Je ne suis pas surpris qu’il se soit trouvé un homme capable d’écrire de tels vers puisqu’il s’en est trouvé un pour les louer : mais peut-être que Cicéron, avocat consommé, plaidait sa propre cause, partant, voulait que ces vers fussent jugés bons. »

Pour l’éditeur de la C.U.F. (H. Noblot), il s’agirait surtout de condamner certaines lourdeurs de style : Cicéron, comme Ennius, aurait employé parfois des mots composés archaïsants. Mais en quoi Cicéron « plaidait-il là sa propre cause » ? Ne peut-on penser que Cicéron défendait aussi ces vers pour leur contenu, et que d’être appelé lui aussi « fleur exquise du peuple et moelle de la persuasion » ne lui eût pas déplu ? Il faut dire qu’il n’avait pas trouvé son Ennius pour célébrer son action politique.

Néanmoins selon P. Laurens, il ne faut pas trop étendre au style la détestation de Sénèque envers l’orateur :

À Dieu ne plaise que nous fassions de Sénèque un cicéronien. Mais est-il plus légitime d’en faire, comme si souvent, un anticicéronien ? C’est oublier la haute considération que Sénèque avait pour le style de son prédécesseur, qu’il met bien au-dessus du style de Pollion. C’est ne pas voir que le destin de Sénèque, dans l’évolution de la prose, a été justement d’introduire dans la prose philosophique une vertu qui en paraissait d’abord exclue : l’oratorius uigor (2).

1. P. Laurens, Histoire critique de la littérature latine, Paris, 2014, p. 63-64.
1. Id., Le Sentiment de la langue, Paris, 2021, p. 136.



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