La ville d’Alexandrie fut créée ex nihilo, on le sait, par le conquérant macédonien qui lui donna son nom. Pas moins de quatorze auteurs anciens en ont raconté la fondation (1). La version la plus connue est celle de Plutarque, dont le récit comporte deux moments : le choix de l’emplacement, puis le tracé de la ville (2).
Selon Plutarque, donc, Alexandre eut une vision nocturne ; lui apparut « un homme d’aspect vénérable, aux cheveux tout blancs » (ἀνὴρ εὖ μάλα τὴν κόμην καὶ γεραρὸς τὸ εἶδος) qui lui récita deux vers de l'Odyssée :
Alexandre se rend aussitôt sur les lieux et constate que, comme l’a dit Homère dans le même passage, l’île de Pharos se prête admirablement à la fondation d’un grand port et d’une ville. Selon P. Vesperini, c’est avant tout une preuve de l’autorité d’Homère dans le monde antique, fût-ce en matière d’urbanisme (4). C’est d’autant plus vrai s’agissant d’Alexandre qu’il avait été l’élève d’Aristote, lequel avait réhabilité Homère après les attaques de Platon et établi une version corrigée de l’Iliade qu’Alexandre transportait toujours avec lui. Pourquoi cependant cette dilection spéciale du conquérant pour le poète ? Vesperini fait état du désir d’Alexandre d’imiter Achille, le héros de l’Iliade, et de rivaliser avec lui, mais il rappelle surtout l’immense appétit de savoir d’Alexandre, « parent de celui d’Aristote » : on est à la naissance de la philosophia, cette culture encyclopédique qui englobe le savoir homérique et qui est aussi à l’origine de la Bibliothèque d’Alexandrie, institution dont Vesperini attribue sans hésiter le projet à Alexandre plutôt qu’à ses successeurs.
Une fois choisi l’emplacement de la nouvelle ville, il faut en matérialiser l’emplacement sur le terrain : c’est là qu’intervient un nouveau présage, rapporté ainsi par Plutarque :
En effet, ce prodige semble annoncer la destruction de la ville. Mais les devins rassurent le roi : c’est le signe que la ville sera riche et capable de nourrir des hommes de toute origine. C’est aussi l’interprétation unanime donnée par toutes nos sources. P. Vesperini ose cependant une autre lecture : il ne s’agit pas de nourriture matérielle, mais bien intellectuelle : « la ville [qu’Alexandre] fondait allait éduquer, c’est-à-dire nourrir, avec ses livres, ses poètes et ses lettrés, tout le monde connu… » (5)
J. Scheid et J. Svenbro, cependant, replacent cette tradition dans le cadre plus général des rites de fondation, qui imposent la fixation d’une limite, sans laquelle la ville ne saurait exister. Certes la matière utilisée par les architectes grecs et romains est d’ordinaire la craie, mais Quinte-Curce (IV, 8, 6) signale qu’en Macédoine, on se servait communément de farine. Selon un autre texte de Plutarque (6)), la farine représente un stade intermédiaire entre le blé, cru, et le pain, cuit. « De cette manière, on peut effectivement dire qu’elle possède une vocation de limite – de limite entre un dehors « cru » et un dedans « cuit ». Ainsi, même si la farine ne remplace pas forcément la craie chez les Macédoniens, en mettant en avant cette substitution, on fait ressortir le caractère nourricier de la ville, grande exportatrice de blé (7).
Quant aux oiseaux, ils sont absents de plusieurs récits, ce qui semble conforme à une certaine logique : si la farine a disparu, mangée par les oiseaux, comment la ville aurait-elle pu être délimitée et construite (8)? Mais son intérêt, c’est qu’elle est comestible, quand la craie ne l’est pas. L’intervention des oiseaux serait alors un élément redondant, qui viendrait souligner la fonction nourricière de la farine. Scheid et Svenbro suggèrent aussi que les oiseaux ont une fonction spécifique : « Alexandrie […] est représentée comme une ville « supranationale », qui nourrit une population de Grecs, Égyptiens, Juifs, Perses, Syriens et Thraces en faisant précisément disparaître la limite « normale » de la cité. » Les oiseaux aussi « trouvent leur nourriture dans le fait même de la faire disparaître » (9). C’est le cadre de la cité classique qui est ainsi effacé au profit des villes universelles que seront Alexandrie puis Rome.
La richesse de ces récits, à travers leurs variations mêmes, c’est qu’ils permettent plusieurs lectures de la légende, socio-économiques ou socio-culturelles, qui se superposent sans se contredire.