Horace achève son Art poétique par une condamnation satirique du « poète fou » (vesanus poeta), dont il faut se garder comme de la peste : comme l’astrologue de la fable, il déclame ses vers la tête en l’air et tombe sans y prendre garde dans quelque fosse dont il faut se garder de le sortir : qui sait s’il ne s’y est pas jeté délibérément ? (v. 453-463) De cette figure toxique, Horace prend pour exemple le philosophe et poète Empédocle, dont la légende veut qu’il se soit précipité dans le cratère de l’Etna, au bord duquel on n’aurait retrouvé de lui que sa seule sandale.
Dans sa Vie de Lucrèce, ouvrage au titre paradoxal où il tente de rassembler les bribes de nos connaissances sur cet auteur dont on ne sait presque rien, le très savant chercheur italien Luciano Canfora consacre un chapitre à la « folie » de Lucrèce, thème traditionnel de la légende noire du poète (1). Le propos général de l’ouvrage est de montrer que le poète a été lu par ses contemporains, mais aussi rejeté et mis de côté : c’est ainsi, selon lui, qu’il faut lire le passage d’Horace, où derrière la figure d’Empédocle se dessinerait celle de Lucrèce, dont la tradition rapporte aussi qu’il se serait suicidé dans un accès de folie.
Parmi les arguments qu’il avance, celui de la formule « désirant passer pour un dieu immortel », laquelle renverrait à la prétention de « vivre comme un dieu parmi les hommes », qui est celle des Épicuriens. Horace raillerait aussi le modèle du poète-oracle, du maître de vérité ». « C’est cette folie-là qu’Horace tourne en ridicule dans le tableau du "poète fou" émule d’Empédocle et qui, comme son modèle, aspire à un suicide ostentatoire et inspiré » (2). De fait, ajoute Canfora, la tradition associe parfois Empédocle et Lucrèce.
Mais Horace n’était-il pas lui-même épicurien ? Canfora montre, et c’est là le point le plus fort de son argumentation, que l’épicurisme « héroïque » de la génération précédente, celle de Lucrèce, était devenu incompatible avec « l’épicurisme pacifié et inoffensif tel qu’on le pratiquait sans heurt et sans encombre dans le cercle de Mécène. Cette évolution de l’épicurisme est la raison intellectuelle et humaine pour laquelle Horace se distancie du poète "fou". »
On a cependant du mal à adhérer à cette fragile construction. Elle a été implicitement mise à mal par les travaux de Pierre Vesperini : si, comme le soutient ce dernier (3), Lucrèce n’était pas un philosophe épicurien, mais un poète qui travaillait sur commande pour un riche protecteur et qui mettait pour lui en vers latins la philosophie encyclopédique grecque, le mythe romantique du poète doublement maudit, par sa folie suicidaire et par le rejet dont il aurait été la victime, ne tient plus guère la route. De fait, étudiant la survie du poème de Lucrèce, Vesperini n’a aucun mal à montrer qu’il n’a jamais cessé d’être lu avec les plus grands éloges par toutes les générations de lettrés romains, y compris ses contemporains, presque à l’égal de Virgile (4).