Micrologies

Les Grands Chemins : le dénouement


Le dénouement du roman de Giono Les Grands Chemins (1951) comporte des pages d’une grande force hallucinatoire. On a suivi tout au long du roman le narrateur, anonyme, et son ami qu’il appelle l’artiste, joueur et tricheur professionnel. Tous deux ont choisi une vie errante qui leur donne la liberté. Pour l’artiste, le jeu et plus encore la tricherie relèvent de cette quête du divertissement qui hante tant de personnages du romancier, happés par le vide et l’ennui. Mais des victimes qu’il a flouées le punissent en lui brisant les mains. Privé de sa ressource et de son échappatoire, l’artiste donne à ses membres mutilés un autre usage en étranglant une vieille femme : issue désespérée à sa désespérance, qui rappelle celle choisie par M. V., l’assassin d’Un roi sans divertissement.

Dès qu’il l’apprend, le narrateur se lance à la poursuite de son ami en fuite, dans la nuit, le vent et la pluie. S’il arrive à suivre sa piste, c’est qu’il parvient à se mettre à la place de l’artiste, avec une empathie totale, « à tel point que le poursuivant s’identifie au poursuivi et devient, lui aussi, un meurtrier, d’abord imaginaire, certes, mais qui finalement donnera bel et bien la mort » (1) : dans une sorte de dévouement total, mal payé de retour, il a appris dès longtemps à reconstituer le comportement de son ami et à anticiper ses réactions. Au terme d’une poursuite haletante, où il lui faut aussi devancer les villageois en furie, il finit par le retrouver au fond d’un creux de terrain, envahi de buissons. Dans le noir, il perçoit sa respiration ; il sait que l’artiste aussi a senti sa présence à lui.

Or cette respiration est celle d’un homme qui court, alors même que tous deux sont parfaitement immobiles. Le narrateur comprend que, sans bouger, « il refait cent fois le chemin du village ici. Il étrangle cent fois la vieille andouille. Il la manque cent fois. » « Et sans me fatiguer, je l’accompagne », ajoute le narrateur, toujours dans cette empathie absolue qui le fait s’identifier complètement à l’artiste : « Je cours à trois pas de lui, de toutes mes forces. Je ne bouge pas. Lui non plus. » Il finit par s’endormir, « debout, adossé à un baliveau ».

C’est moins le jour qui me réveille que son regard fixé sur moi. Les jours d’amour sont meilleurs que les nuits d’amour. Il ne bouge pas pendant que je me prépare. Je lui lâche mes deux coups de fusil en pleine poire. Je les vois faire mouche. C’est beau l’amitié.

Le style elliptique du discours intérieur chez Giono confère à ces phrases horreur et mystère. On pense bien sûr au face à face de Langlois et M.V. dans Un roi sans divertissement : le policier alors tue l’assassin, son semblable, plutôt que de l’arrêter. note cependant les différences entre les deux scènes : le narrateur, ici, ne cède nullement au « plaisir monstrueux de tuer » : son geste est de l’ordre du don, il procède de la compassion. Aucun sentiment de contentement chez lui : « L’exécution est présentée comme un remède radical, non pas à son propre ennui, mais au mal de l’autre. » La générosité va ici jusqu’au « sacrifice de ce qu’on aime le plus au monde ». On tue pour l’autre et non pour soi.

1. L. Ricatte in Giono, Oeuvres romanesques complètes, t. 3, Paris, Pléiade, 1974, p. 1163.
2. Ibid.



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