Dans son étude sur les moeurs des lettrés, dont les courts chapitres s’intéressent à tous les aspects de la vie de l’intellectuel, depuis le corps jusqu’à la maison, la nourriture ou la sexualité, William Marx consacre quelques pages à cette spécificité du lettré : sa propension à la mélancolie (1).
Il se réfère à un texte célèbre des Problèmes d’Aristote (XXX), où le philosophe pose la question suivante :
Aristote se lance dans un exposé des causes de la mélancolie, qui selon W. Marx ne laisse pas d’être « passablement emmêlé » quand on essaye d’en déterminer une origine physiologique. Conformément à la tradition hippocratique, le philosophe rattache la mélancolie à la « bile noire », dont les effets seraient analogues à ceux du vin : l’abondance excessive de cette humeur, selon lui, fait alterner des épisodes d’agitation et d’abattement. Entre génie et folie, la mélancolie serait ainsi une forme d’ivresse non pathologique mais naturelle, dont le propre est de « brouiller toutes les frontières préétablies ». Plus qu’une maladie, c’est une forme de « faiblesse » ou d’« infirmité » (arrôstêma). « Bref, elle se caractérise moins par des symptômes positivement analysables […] que par une forme finalement assez complexe et abstraite d’inadéquation à soi ou à la société. » On ajouterait volontiers à cette description que cette mélancolie ainsi aristotélicienne ressemble quelque peu à nos troubles bipolaires, présentant, selon le mot de Starobinski, « les virtualités opposées de l’élan intuitif et de la prostration stérile » (3).
Mais cet aspect médical n’est pas ce qui retient principalement W. Marx : il insiste en effet sur la signification philosophique du trouble mélancolique chez Aristote : « Elle contraint l’ontologie stable des essences et des idées [comme chez Platon] à céder la place à une vision plus dynamique, voire dialectique, du réel. Il ne peut y avoir de « problème » aristotélicien de la mélancolie que parce qu’il y a d’abord du malaise dans les concepts. » C’est pour cette raison même que depuis l’origine la mélancolie a toujours caractérisé les penseurs, « c’est-à-dire […] ceux dont le travail et l’existence même déstabilisent la pensée, en amenant au jour l’impensé ».
W. Marx en vient alors à cette autre question : « choisit-on l’étude parce qu’on est mélancolique ou devient-on mélancolique à force d’étudier ? » Si, pour Aristote, la première réponse prévaut, s’impose peu à peu, notamment avec Robert Burton, l’opinion que « la véritable cause de la mélancolie n’est pas physiologique : elle est morale, sociale et politique. […] Le lettré souffre de son inadaptation au monde, mais il n’y a de malade véritable que la société. » Ou encore, conclut W. Marx : « la mélancolie est moins la maladie du lettré que sa nature, et moins sa nature que sa situation. »