Micrologies

Lectures d’Homère


Dans son essai Trois anneaux (1), Daniel Mendelsohn reprend et théorise une démarche esquissée dans Une Odyssée (2) : il définit et applique à son propre texte la méthode de la « composition circulaire », celle d’une lente dérive du récit, qui remonte de proche en proche vers ses antécédents, avant de refermer peu à peu ses parenthèses et de revenir à son point de départ. De telles structures « annulaires », il les repère chez Homère, notant que chez le poète grec, après une « divagation », une série de digressions emboîtées, « le récit reviendra au point précis de l’action dont il s’est écarté, ce retour étant signalé par la répétition de la formule ou de la scène convenue qui avait indiqué l’ouverture de la parenthèse » (3).

Dans la même structure narrative, Victor Bérard voyait au contraire un signe manifeste d’inauthenticité et d’interpolation, comme ici, à propos des v. 246-254 du chant VII de l'Odyssée:

Ici encore, nous avons l’un de ces paquets de vers insérés en quelque édition « polystique » [qui comporte un grand nombre de vers], à seule fin de grossir le nombre de vers indiqué par le copiste en fin de chant. Dans le texte grec, bien mieux que dans ma traduction, apparaît la grossière suture qui recoud au tissu original ce lambeau grossier : c’est en tête et en queue cette répétition des mêmes mots […] qui, d’ordinaire, trahit à première rencontre la main de l’interpolateur.

Là où Mendelsohn a une vision plutôt unitariste de l’œuvre, ne s’intéressant pas tant au processus de composition qu’à une démarche de lecture permettant d’’en construire la structure, on sait à quel point Bérard, à l’inverse, démembre l’Odyssée, préférant pour son édition le terme « poésie homérique » et refusant tout nom d’auteur. Le premier étudie entre autres l’épisode célèbre où la nourrice d’Ulysse, Euryclée, reconnaît son maître à la cicatrice qu’il porte à la jambe (Od., XIX, 394-466). Le texte évoque alors la chasse au sanglier où, autrefois, Ulysse reçut cette blessure.

À ce point de l’intrigue, alors que le suspens est à son comble, plutôt que de fournir complaisamment au public une scène de retrouvailles pleine de pathos entre Ulysse et la nourrice […] le poète interrompt son récit par une série de flashbacks, jusqu’à l’enfance d’Ulysse. […] De cet épicentre narratif, ce moment crucial du passé lointain où fut forgée l’identité du héros, l’histoire remonte peu à peu à la surface du temps présent […]. Nous voici donc revenus à notre point de départ, à la scène de reconnaissance qui, soudain, à la lumière de ce que nous savons maintenant de l’origine de la cicatrice, de celui qui la porte et de son nom, prend un relief particulier, acquiert une résonance bien plus grande que nous ne l’aurions cru possible.

Qu’en est-il du même passage pour Victor Bérard ? « Entre les vers 394 et 466, cette Chasse au sanglier est suturée au contexte par la répétition des mêmes mots. Elle peut donc s’en détacher sans peine ni dommage. […] Cette Chasse tout entière n’est qu’un centon de vers iliaques et odysséens » que Bérard trouve à la fois maladroitement copiés et porteurs d’une intention parodique. Il est à remarquer que, chez lui, la condamnation philologique d’un passage s’accompagne toujours d’un jugement esthétique négatif, sans que l’on sache très bien ce qui est premier, de la philologie ou du goût littéraire.

Pour Mendelsohn, le texte d’Homère, dans l’état où nous le connaissons, est pleinement justiciable d’une lecture de type littéraire, à fondement psychologique, celle justement qu’il construit avec ses étudiants américains dans le séminaire qu’il raconte dans son livre : aborder Homère à partir d’aujourd’hui, à partir des réactions spontanées de jeunes gens non avertis, qui résistent à l’exposé de tout savoir constitué. Bérard au contraire propose une lecture savante du texte que nous lisons, dans son épaisseur temporelle : il se serait constitué par ajouts successifs, comme autant de restaurations maladroites qui défigureraient un édifice ancien, comme si l’on pouvait reconstituer un Urtext, une version primitive de l’Odyssée qui serait la seule authentique. Même si elle est déconsidérée par ses propres excès, sa démarche possède en soi sa légitimité philologique. Dans les deux cas, l’intéressant est alors le discours sur le texte produit par telle ou telle hypothèse de lecture : il nous en apprend autant sur les philologues que sur Homère...

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1. D. Mendelsohn, Trois anneaux, [2020], trad. fr. Paris, 2020.
2. Id., Une Odyssée, [2017], trad. fr. Paris, 2017.
3. Id., Trois anneaux, op. cit., p. 29.
4. Id., Une Odyssée, op. cit., p. 355 sq<.



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