C’est une méthode critique très particulière que celle de Sophie Rabau : dans son livre B comme Homère (1), elle applique les techniques de l’analyse littéraire à des textes de caractère scientifique (philologique), en l’occurrence aux nombreux et abondants travaux de l’helléniste Victor Bérard (1864-1931) sur l’Odyssée. Ce célèbre savant a produit au début du XXe siècle pour la C.U.F. une imposante édition du poème d’Homère où il malmène le texte transmis par la tradition pour en retrouver une version prétendument originelle et authentique ; il y a joint une traduction d’une haute tenue littéraire. Ce travail de toute une vie a engendré en outre des milliers de pages où Bérard a entrepris de justifier ses conclusions philologiques ainsi que de retracer le parcours supposé d’Ulysse en Méditerranée.
La partie la plus attendue du travail de S. Rabau, – mais ce n’est pas la moins réjouissante – est celle où elle démonte les procédés de généralisation abusive, d’induction incontrôlée par lesquels Bérard tord le texte homérique pour le plier à des théories préconçues : selon lui par exemple, l’Odyssée serait un texte de type théâtral ; ou bien encore, son origine serait orientale, car il refléterait un manuel d’instructions nautiques élaboré par les Phéniciens. Hypothèses abandonnées depuis longtemps par les savants. S. Rabau pointe aussi du doigt la confiance excessive accordée par Bérard à la papyrologie – en fait un unique papyrus homérique où il croyait déceler ces fameuses traces de théâtralité… Il recourait aussi à la topologie (comparaison raisonnée des sites) : des lieux éloignés pouvant présenter le même aspect, leurs habitants aussi devaient présenter des analogies : ainsi, la nymphe Calypso et les Tahitiennes pouvaient incarner un type semblable d’insulaires. Enfin, l’étymologie venait aussi au secours de l’hypothèse sémitique. « Par le miracle combiné de l’étymologie et de la papyrologie, de la topologie et de la toponymie, les lieux de la Méditerranée et le texte d’Homère, la voix de l’Aède et le poème transmis en viennent à coïncider sous la plume de Bérard (2). »
Mais S. Rabau va plus loin : elle décèle derrière la figure savante de Victor Bérard un écrivain en puissance, qu’elle appelle « Victor B. », lequel met en œuvre dans le texte philologique de véritables outils de création littéraire, qu’il faut selon elle prendre au sérieux : une sorte de machinerie oulipienne, en quelque sorte, qui l’entraîne dans les confins de la fiction. Cela justifie que dans la seconde partie de son ouvrage, par une sorte de mise en abyme, elle applique la méthode philologique de Bérard aux propres travaux de celui-ci, en employant pour les décoder des modes de lecture qui leur sont étrangers : elle découvre dans ses récits de voyage en Méditerranée les linéaments d’une authentique « Odyssée », en fait une sorte de roman épique où le savant devient lui-même le héros de rencontres mythiques, un nouvel Ulysse en somme. (Sans compter l’homosexualité latente qu’elle s’amuse à déceler chez lui.)
insi Sophie Rabau devient-elle le double de sa cible, en faisant elle aussi de la méthode philologique la source d’une fiction. La différence avec Bérard, c’est bien sûr qu’elle est pleinement consciente et maîtresse du jeu qu’elle pratique. Il y aurait beaucoup à tirer de cette gageure, mi-plaisante, mi-sérieuse, du point de vue de la théorie littéraire : le discours critique appliqué à la fiction par Bérard devient lui-même source de fiction pour S. Rabau. Avant de susciter un nouveau discours critique ? Suscitant un vertige quelque peu borgésien, le livre est souvent drôle et léger comme un roman ; mais parfois aussi lourd et appliqué, comme une dissertation érudite.