Micrologies

Épanalepse


L’épanalepse est la répétition d’un mot ou d’un groupe de mots dans le même membre de phrase : « Waterloo, Waterloo, Waterloo, morne plaine... » écrivait Hugo. Un des exemples les plus classiques et les plus admirés de cette figure de style se trouve dans l’Énéide de Virgile (XII, 546-547). Le poète latin, décrivant les combats cruels entre Troyens et Latins, se montre comme à son habitude plein de compassion pour le sort des humbles, des combattants anonymes dont la mort est d’autant plus pathétique qu’elle restera ignorée. Il en va ainsi du Troyen Éolus, qui n’apparaît dans le poème, fugitivement, qu’à l’instant de sa mort :

Hic tibi mortis erant metae, domus alta sub Ida
Lyrnesi domus alta, solo Laurente sepulcrum.
Ici étaient pour toi les bornes de la mort, comme sous l’Ida ta haute maison : ta haute maison à Lyrnesse, un sépulcre au sol des Laurentes. (Trad. J. Perret [1977], 1991.)

Éolus était originaire de Lyrnesse, au pied du mont Ida, près de Troie. Il trouve la mort sur le sol des Laurentes, en Italie. La version française choisie met en valeur la structure de ces deux vers, ainsi commentés par le traducteur : « épanalepse d’un type très rare, portant sur deux mots [domus alta] et jointe à un chiasme (546a = 547b ; 546b =547a [mort-maison / maison-mort]), déploration de la mort en terre étrangère […], effets de contraste (entre domus alta et solum, entre l’humilité du pays laurente et les images glorieuses liées à l’Ida et à Lyrnesse), metae mortis au lieu du banal metae uitae […]. »

Dans une belle page de ses Nouveaux Lundis, Sainte-Beuve exprime toute son admiration pour ce passage  (1):

Depuis Macrobe jusqu'à M. de Chateaubriand, on s'est accordé pour célébrer le charme attendrissant de cette peinture. La répétition, la reprise de domus alta à la fin d'un vers et au commencement du vers suivant a paru avec raison un de ces accents particuliers au génie du poëte, et que même l'on ne retrouverait pas dans Racine. C'est un sanglot, un soupir, une note distincte dans la gamme virgilienne.

Mais Sainte-Beuve montre aussi ce que Virgile doit ici à Homère, et en quoi il s’en écarte : le poète latin a contaminé deux passages voisins de l’Iliade, l’un, pour la forme, qui recourt à l’épanalepse dans un contexte guerrier, l’autre, pour le sentiment, qui accentue le contraste entre la vie et la mort. « Virgile, [en s' emparant de cette répétition], la transpose aussitôt sur le mode sensible et pathétique; il la dépayse si je puis dire, pour qu'elle ne soit pas trop reconnaissable : voilà un des traits de son art ; le coup de clairon redoublé est devenu, grâce à lui, un écho de flûte plaintive. »

Paul Veyne, dans une note à sa traduction [Paris, 2013], propose une lecture originale de ces deux vers :

« À la différence de la plupart des épanalepses, elle ne sert pas à inscrire dans la mémoire du lecteur le souvenir du nom et de la personne d’Éolus […] : elle suggère ce qu’a dû être la dernière pensée de l’agonisant, regrettant sa belle maison et sa ville natale au nom harmonieux. Cette ville, au temps de Virgile, n’était déjà plus qu’un souvenir. La répétition suggère aussi le peu d’espace que recouvre la vie humaine et la force répétitive, obsessionnelle, du regret ultime [...]. »

Une telle interprétation « subjective », qui voit dans ces vers un reflet du point de vue du mourant, semble toutefois contredite par l’énonciation : c’est bien le poète qui parle et s’adresse à Éolus sur le ton de la compassion (tibi). N’est-ce pas lui qui cherche à accentuer le contraste entre la prospérité initiale du malheureux guerrier et sa fin tragique ? Lui qui oppose ici (hic) et là-bas (sub Ida), qui oppose brutalement le sepulcrum final à domus alta répété : d’un côté le haut (la haute maison et la montagne de l’Ida), de l’autre, le sol, le tombeau et le monde des morts ?

1. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. 11, p. 193. On peut consulter ce texte sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6132234c/f200.item.texteImage.



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