Micrologies

Les Gaulois à Rome


Une des pages célèbres des Annales de Tite-Live, c’est le récit de l’entrée des Gaulois à Rome après la défaite de l’Allia en 390 av. J.-C (V, 39). En l’absence de toute documentation précise, ce texte relève de la pure élaboration littéraire, dans, un but édifiant. Il s’agit pour l’historien de prouver que, même dans la défaite, les Romains restent supérieurs moralement à leurs ennemis. Ce que montre d’abord le début du passage, c’est la stupéfaction des deux camps, les uns devant leur défaite, les autres devant leur victoire : ils sont en quelque sorte mis à égalité. Le récit commence du point de vue des Gaulois : Gallos uelut obstupefactos miraculum uictoriae tam repentinae tenuit et ipsi pauore defixi primum steterunt, uelut ignari quid accidisset ; deinde insidias uereri. « Les Gaulois, de leur côté, étaient comme stupéfaits d'une victoire si prodigieuse et si soudaine; eux-mêmes ils restèrent d'abord immobiles de peur, sachant à peine ce qui venait d'arriver; puis ils craignirent qu'il n'y eût là quelque piège » (trad. Nisard). Ils éprouvent à la fois l’étonnement et la peur, sous la double forme de l’effroi (pauor) et de l’appréhension (uereri). Ils redoutent alors la nuit (noctem ueriti) et ce nouveau prodige (miraculum) : l’absence de tout défenseur.

On passe ensuite du côté des Romains. Là, c’est d’abord le vocabulaire du deuil qui domine : complorati omnes pariter uiui mortuique totam prope urbem lamentis impleuerunt : « les citoyens désolés, pleurant les vivants aussi bien que les morts, remplirent presque toute la ville de cris lamentables. » Mais à la douleur succède bientôt la peur, et le narrateur recourt alors aux mêmes termes qu’il a employés pour les Gaulois, stupéfaction et effroi : Priuatos deinde luctus stupefecit publicus pauor : « Les douleurs privées se turent devant la terreur générale. » Cette sorte d’égalité dans les réactions des deux camps, vainqueurs et vaincus, prépare le renversement psychologique qui va redonner la supériorité morale aux Romains.

Le moment suivant est celui de la suspension, de l’attente : les Romains redoutent l’arrivée des Gaulois, lesquels n’osent pas pénétrer dans la ville : les indications temporelles se multiplient : Omne inde tempus suspensos […] tenuit animos usque ad lucem alteram : « Pendant tout le temps qui s'écoula depuis lors [jusqu’à l’aube suivante] les esprits demeurèrent en suspens ». On attend l’arrivée de l’ennemi d’un moment à l’autre. Deinde sub occasum solis, quia haud multum diei supererat, — ante noctem satius inuasuros ; — tum in noctem dilatum consilium esse, quo plus pauoris inferrent ; postremo lux appropinquans exanimare, timorique perpetuo ipsum malum continens fuit, cum signa infesta portis sunt illata : « puis, au coucher du soleil, comme il ne restait que peu de jour, on pensa que l'attaque aurait lieu avant la nuit; et ensuite, que le projet était remis à la nuit même pour répandre plus de terreur. Enfin, à l'approche du jour, tous les cœurs étaient glacés d'effroi; et cette crainte sans intervalle fut suivie de l'affreuse réalité, quand les enseignes menaçantes des Barbares se présentèrent aux portes. »

« Terreur » (pauor), « peur » (timor) : on retrouve bien le même lexique, mais ce temps d’attente et de latence est aussi fléché dans une autre direction : aux cris inarticulés des lamentations succèdent, au discours indirect, les propos d’abord décousus de habitants, puis un décret du Sénat (placuit) qui organise dans les détails la défense du Capitole : on y stocke armes et blé : surtout on y met à l’abri le culte des dieux, objets sacrés et prêtres ; vient enfin la décision héroïque des vieux sénateurs qui décident de rester dans la ville conquise pour ne pas compromettre le salut des autres, réfugiés dans la citadelle. C’est déjà un sursaut romain qui se prépare alors même que la défaite n’est pas consommée. La solidarité collective prépare la survie de la communauté. Cette page pathétique est donc aussi un morceau de bravoure idéologique. L’épisode culmine un peu plus loin quand les Gaulois trouvent assis devant leurs portes les sénateurs âgés, immobiles et majestueux ; ils n’osent pas s’en prendre à eux jusqu’à ce que le vieux Papirius, furieux qu’un Gaulois ose lui caresser la barbe, ne lui assène un coup de son bâton d’ivoire.



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