Micrologies

Poésie et statuaire


Le début des Odes de Pindare est souvent la partie la plus grandiose de ces poèmes. Il en est peu d’aussi éclatants que celui de la Ve Néméenne  (1-5) :

Οὐκ ἀνδριαντοποιός εἰμ᾽,
ὥστ᾽ ἐλινύσοντα ἐργά-
ζεσθαι ἀγάλματ᾽ ἐπ᾽ αὐτᾶς βαθμίδος
ἑσταότ᾽· ἀλλ᾽ ἐπὶ πάσας
ὁλκάδος ἔν τ᾽ ἀκάτῳ, γλυκεῖ᾽ ἀοιδά,
στεῖχ᾽ ἀπ᾽ Αἰγίνας, διαγγέλλοις᾽, ὅτι
Λάμπωνος υἱὸς Πυθέας εὐρυσθενὴς
νίκη Νεμείοις παγκρατίου στέφανον […].

Je ne suis pas statuaire ; je ne fais pas des figures qui restent dressées sur leur base, immobiles. Non, barque ou vaisseau de transport, que le premier navire en partance t’emmène d’Égine, ô ma douce chanson, pour publier que le fils de Lampon, le robuste Pythéas, remportait aux jeux Néméens la couronne du pancrace […]. Trad. A. Puech.

Il s’agit de célébrer la victoire aux jeux de Némée, dans le Péloponnèse, d’un jeune athlète originaire de l’île d’Égine. L’ode triomphale composée par Pindare est destinée à célébrer la gloire du jeune homme de retour dans sa patrie, comme le ferait une statue dressée dans un sanctuaire, mais elle lance aussi un mouvement inverse : elle va répandre sa gloire dans tout le monde grec. La poésie est ainsi le vecteur d’une plus large renommée. Autant que le vainqueur des jeux, c’est ainsi le pouvoir de son art que célèbre fièrement Pindare. Ses images, précise l'éditeur de la C.U.F., A. Puech (1), « lui sont inspirées ordinairement par le milieu où le poème est exécuté. Égine est un des foyers de la sculpture grecque archaïque ; elle est un port de commerce très actif. » C’est de là que viennent donc les deux composantes de l’image, la statue et le navire, auxquels le poète réfère son art. L’opposition des deux parties de la phrase est admirable : la première partie, commandée par la négation initiale ( οὐκ), fait de la statue un objet inerte, évoqué à la 3e personne ; à cette image négative d’un art figé s’oppose le second mouvement, introduit par le « mais » (ἀλλʹ) de la 2e partie. Intervient alors l’apostrophe du poète à son chant (à la 2e personne), qui insuffle à la fois vie et mouvement à celui-ci tout en le détachant de son créateur. Le début du texte accumule les termes statiques comme le participe futur ἐλινύσοντα, « destinées à rester sans bouger», ἑσταοτʹ (« debout immobiles »). Le chant au contraire va se diffuser dans des directions multiples, sur « toute barque ou vaisseau de transport » ; il reçoit l’injonction de « partir d’Égine ».

Ainsi, selon Alain Schnapp, le poème, à la différence des monuments, « n’est pas attaché comme eux à un lieu et un seul. […] La chanson du poète vole de bouche en bouche, elle embarque sur les vaisseaux qui s’en vont rejoindre les rivages les plus éloignés. Tant qu’il y aura des hommes avides de kléos [la gloire des héros d’Homère, celle qui est transmise par le chant], il y aura des poèmes pour les chanter et préserver leurs mémoires, alors que les monuments sont toujours menacés (2). »

Quant à l’orgueilleuse proclamation de Pindare, c’est aussi une tentative pour le poète de définir son art, « comme art de la représentation. […] La poésie permet le mouvement, elle est elle-même en mouvement : la sculpture crée de l’immobilité, la poésie crée de la vie.   C’est un des premiers cas de comparaison explicite et manifeste entre les arts, où un poète entend marquer sa différence face à une autre forme, en l’occurrence la statuaire (3). »

1. Pindare, Néméennes, Paris, 1923, p. 64.
2. A. Schnapp, Une histoire universelle des ruines, Paris, 2020, p. 118.
3. D. Grau et P. Pucci, La Parole au miroir, Paris, 2022, p. 125.



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