Micrologies

Le latin parlé


Dans une remarque de son Zibaldone (1), Leopardi rappelle l’existence de variations linguistiques dans le champ de la langue latine :

La langue latine, pendant son âge d’or, et lorsqu’elle était formée, se distinguait en deux langues, l’une vulgaire et l’autre noble, employée par les patriciens et les écrivains (qui n’écrivaient pas me semble-t-il comme les patriciens parlaient), et que Rome, au temps de sa grandeur, avait une langue rustica, plebeia, vulgaris, un sermo barbarus, pedestris, militaris. […] On voit à présent à quel point il était impossible que la langue latine devînt universelle alors que les soldats, les marchands, les voyageurs, les gouvernants, les colonies, etc., répandaient une autre langue que la langue littéraire, qui était la seule à avoir une consistance et une forme pouvant la rendre universelle […].

Le poète érudit note donc plusieurs clivages à l’intérieur de la langue : l’un de type sociolinguistique entre une langue « vulgaire » et une langue « noble » ; l’autre qui, à l’intérieur de la langue soutenue, sépare un usage oral et un usage littéraire du latin. Or, nous ne connaissons par définition que la langue écrite, alors que c’est le latin oral qui a donné naissance aux langues romanes. Comment atteindre le latin parlé ? Le linguiste Louis-Jean Calvet signale l’intérêt de la méthode qui consiste à approcher la langue parlée « à travers les écarts par rapport à la norme : fautes d’orthographe et variantes morphologiques » (2). Il en donne l’exemple suivant :

Il y avait au premier siècle avant J.-C. une prononciation rurale /o/ face à une forme urbaine /au/, dont les locuteurs étaient conscients, puisqu’ils en jouaient. Ainsi Claudius Pulcher, en [59] avant J.-C., pour se faire élire tribun de la plèbe, « popularise » son nom en Clodius. Et Suétone, dans La vie des douze Césars, raconte une histoire amusante : « Quand un jour l’ancien consul Mestrius Florus eut fait remarquer à Vespasien qu’il fallait dire plaustra plutôt que plostra (chariots), celui-ci le salua le lendemain en l’appelant Flaurus ».

C’est ce « latin vulgaire » que vont diffuser les troupes romaines au nord de la Méditerranée et qui va donner lieu au « proto-roman ». Des efforts inutiles des grammairiens pour le corriger, il nous reste quelques traces qui nous renseignent sur la prononciation courante. C’est le cas, ajoute Calvet (3) de l’appendix Probi, liste de mots figurant au dos d’un exemplaire de ce grammairien, copié au VIIe ou au VIIIe siècle. Ainsi, corrige ce document, il faut dire, par exemple, speculum non speclum (miroir), mensa non mesa (table), auris non oricla (oreille), rivus non rius (rivière). On tient ainsi l’origine de l’italien specchio, de l’espagnol mesa, de l’italien orecchio, de l’espagnol rio.

C’est une facilité de langage, conclut Calvet, que de dire que ces mots « viennent » du latin : « l’expression la plus juste consisterait à dire que telle langue est le latin d’aujourd’hui, ou que specchio est en Italie aujourd’hui le latin speclum mais quinze siècles plus tard […]. En somme, c’est « un lent mouvement dans l’espace et dans le temps » qui entraîne les langues p. 126 : il était aussi à l’œuvre dans la langue latine antique.

1. G. Leopardi, Zibaldone, trad. fr. B. Schefer, Paris, 2019, p. [1012] sq.
2. L.-J. Calvet, La Méditerranée mère de nos langues, Paris, [2016] 2020, p. 108.
3. Ibid. p. 123.



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