Micrologies

Gigantisme


Ingentique manu malum de naue Seresti / erigit (1).

« De son bras puissant, il dresse un mât emprunté au vaisseau de Séreste. » (trad. P. Veyne)

C’est Énée dont il s’agit, qui prépare ainsi une cible pour un concours de tir à l’arc. C’est l’occasion pour P. Veyne d’une de ces notes érudites et savoureuses dont il est coutumier(2)  :

Faut-il comprendre qu’Énée dresse lui-même le mât, de sa forte main, ingens manus (qui est une réminiscence de la cheir pacheiê des héros homériques) ? Ou bien faut-il penser, avec Servius, que manus est pris ici au sens de « main-d’œuvre » et que le héros plante le mât au moyen d’une magna multitudo ? Au vers V, 138, Énée dresse comme borne un chêne » ; au vers XII, 674, « Turnus avait lui-même élevé » (eduxerat ipse) une haute tour de bois. Assurément l’un et l’autre ne l’ont pas fait de leur main. Mais, ici, les mots ingenti manu mettent en action le héros en personne, et la stature des héros de l’Énéide n’est pas toujours à l’échelle humaine : par instants, ce sont des géants. […] Non sans gaucherie, l’aspect physique des héros de Virgile, dont Énée lui-même, semble variable […]. Virgile fait un emploi timide et irrégulier des marqueurs de grandeur épique […]. Le lecteur n’y croit pas.

Et ailleurs : « Et Énée, devons-nous l’imaginer traversant toute l’Énéide avec la stature et les mains de géant que Virgile lui attribue çà et là, lorsqu’une occasion le demande […] ? Turnus aussi est un géant en une occasion […] ; se promène-t-il tout le temps comme un géant parmi ses contemporains ? » (3)

On peut dès lors se poser la question suivante : d’où vient qu’on recherche chez Virgile une cohérence textuelle qu’on ne demanderait sans. doute pas à Homère ? C’est sans doute parce que l’épopée latine est seconde, parce qu’elle est d’abord écrite avant d’être oralisée, parce qu’à l’abondance des formules épiques et de la composition rhapsodique vient se superposer un projet d’écriture préconçu qui ne supporte pas la disparate ni l’irrégularité. Si l’on suit P. Veyne, on pourrait donc repérer dans ce passage la tension entre deux objectifs simultanés du poète : la réécriture homérique, qui implique la liberté de l’imaginaire, et le poème national romain, qui réclame sérieux et vraisemblance.

1. Virgile, Énéide, V, 487-488.
2. Virgile, L'Énéide, intro., trad. et notes par P. Veyne, Paris 2013, n. ad loc.
3. Ibid., n. à XII, 221.



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