Micrologies

Eaux vives


« Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les rochers. » (1)

« Ici » : c’est par ce mot que commence cette prose de Jaccottet, « Eaux de la Sauve, Eaux du Lez » diptyque où sont évoquées deux rivières naguère taries mais dont les eaux, de nouveau courantes, éveillent la sensibilité du poète. Paradoxalement, ce flux renouvelé des eaux semble échapper à celui du temps : « Ici », car dans la première partie de ce texte (« la Sauve »), la conscience d’une plénitude dans le rapport au monde, apparaît étroitement liée à un lieu, à un temps, ce qui ne saurait s’exprimer qu’au présent : « Tout tient ensemble, ici, aujourd’hui. » p. 824 Ces deux adverbes, « ici » et « aujourd’hui », forment d’ailleurs la trame de ce court texte : sept occurrences pour « ici », trois pour « aujourd’hui ». Il y a là, en ce temps, en ce lieu, la cohérence d’un « tout » (sept occurrences) : « Tout est lié, tout se tient, tout tient ensemble, comme au premier jour. » Ou encore : « Tout tient ensemble par des nœuds de pierre », y compris la lumière éclatante, aussi « ferme » que les rochers. À l’inverse : « Rien ne parle d’exil. Rien ne parle de ruines, même pas les ruines. Rien ne parle de perte, même pas ces eaux fugitives […]. » Ainsi, pas d’espace extérieur à ce lieu, pas de temps autre que le moment présent. Même le cours rapide mais constant de l’eau n’évoque jamais le temps qui passe. Et pourtant, la seule mention de l’« exil » et des « ruines » ne les fait-elle pas exister malgré tout, comme la condition ordinaire de la vie humaine, expulsée (sauf comme ici dans une heureuse parenthèse) de la « présence » immédiate au monde, comme dirait Bonnefoy ? Aussi bien ces eaux renouvelées, au cours maintenant constant, étaient-elles « taries depuis plusieurs étés »...

La deuxième partie du texte est tout aussi ancrée dans un temps et un lieu : « Ce sont les eaux du Lez, en avril, au gué dit de Bramard. » Cette fois, c’est la rapidité même du flux qui fait échapper les eaux au cours du temps : elles sont « brèves, et comme éternelles ». Le poète peut alors avec allégresse évoquer leur fuite, « course rapide, heureuse dirait-on mais en réalité étrangère à toute émotion de ce genre » : vitesse, hâte, course, élan : « on n’en voit pas le commencement ni la fin ». Mais le texte se conclut par cette remarque héraclitéenne : « Eaux prodigues, et qui ne reviendront jamais sur leurs pas », ce qui suggère le retour du temps, comme revient aussi un ailleurs dans l’espace : « Quand on se tourne vers l’ouest, on voit qu’elles s’évasent, qu’elles s’élargissent à la mesure du ciel […]. » Même les pages les plus heureuses de Jaccottet sont marquées comme en filigrane par la conscience de la finitude.

1. P. Jaccottet, Après beaucoup d’années, in Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Paris, 2014, p. 822-826.



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