Micrologies

Jean-Jacques


Peu d’écrivains ont pris pour nom de plume leur propre prénom : Gérard Labrunie fut quelque temps « Gérard » avant de devenir Nerval ; Hans Paul Richter devint Jean Paul. Dans le deuxième cas au moins, l’hommage à Rousseau est explicite : le Genevois est en effet le premier écrivain qui se soit fait (laissé ?) appeler ainsi ; son cas est aussi le plus intéressant et le plus complexe. Quels sont les enjeux d’une telle exposition publique de l’intime ? Dans son livre sur les mécanismes de la célébrité au XVIIIe siècle, Antoine Lilti s’attache à montrer toute la complexité d’une telle dénomination (1). Rousseau lui-même s’explique sur ce dédoublement dans ses dialogues intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques. Il y prend la question à l’envers : il s’agit pour lui, affirme-t-il, non pas d’imposer son prénom, mais de se réapproprier son nom de famille dont il aurait été dépossédé par le public : « J’ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens mon nom de famille que le public a jugé à propos de m’ôter, et je me suis désigné en tiers à son exemple par celui de baptême auquel il lui a plu de me réduire (2) . » Selon l’historien, c’est là une forme de « publicisation du privé » caractéristique de la célébrité : ce sont en effet les admirateurs de Rousseau qui le désignent volontiers par son prénom. « Cette façon de désigner par son prénom un contemporain que l’on n’a jamais rencontré relève du désir d’intimité à distance, de la familiarité qui s’institue entre une personne célèbre et ses fans. »

Mais comme souvent avec Rousseau les choses s’avèrent plus complexes. Si son prénom est devenu une désignation courante, « c’est en grande partie parce que lui-même a mis en avant son prénom pour se distinguer des autres Rousseau ». Juste avant lui, il y a eu le poète Jean-Baptiste Rousseau, mort en 1741, et dont la notoriété a longtemps éclipsé la sienne. Mettre en avant son prénom, c’était aussi pour lui refuser le titre de « Monsieur », dont il détestait la pompe, « pour mieux mettre en évidence à la fois sa simplicité, son indépendance et sa singularité ». A. Lilti rappelle ici le titre complet de la Lettre à d’Alembert : « Lettre de J.-J. Rousseau à M. d’Alembert de l’Académie française ». Ainsi, cet usage de son seul prénom, « loin d’être dû à une volonté du public de le priver de son nom, a d’abord résulté de la conjonction de sa propre stratégie éditoriale, voire publicitaire, et des mécanismes d’attachement affectif sur lesquels reposait sa célébrité (3). »

1. A. Lilti, Figures publiques, Paris, 2014, voir p. 206-208.
2. Cité par Lilti, op. cit., p. 206.
3. Ibid., p. 208.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par Ionos.