L’héroïne éponyme du roman de Daniel Defoe, Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders (1722) présente un curieux mélange d’amoralité sans complexe et de gestion prudente : sans naissance, sans famille, sans appuis, femme qui plus est, mais désireuse dès l’enfance d’être une « dame de qualité », la jeune Moll ne dispose dans l’existence que d’un seul capital : son corps, sa beauté. Après une première expérience malheureuse où elle est séduite et abandonnée par un jeune aristocrate et se retrouve donc exclue de fait du cadre des convenances sociales et morales, elle s’emploie à faire fructifier en bonne gestionnaire les atouts qu’elle a reçus de la nature, comme épouse d’abord, puis, devenue plus âgée, comme « catin », c’est-à-dire comme femme entretenue hors mariage. Cela suppose de sa part des règles de vie très strictes : elle se donne certes à des hommes pour s’assurer un train de vie et des revenus suffisants, mais se montre à chaque fois bonne compagne, fidèle, voire tendre. Aucun des hommes qui partagent son existence n’a à se plaindre d’elle. En revanche, les règles éthiques ou religieuses, les normes sociales ne comptent pas pour elle : elle contracte des mariages successifs sans s’assurer du décès d’un précédent conjoint, met des hommes en attente en prévision de l’avenir, etc. Ces liaisons sont souvent de longue durée, jamais rompues de son fait.
Par exemple, abandonnée par l’un de ses maris, qui fait banqueroute et s’enfuit à l’étranger, Moll se retrouve alors dans une situation financière délicate : « Bien que je n’eusse pas d’enfant […] cependant j’étais une veuve fée, j’avais un mari, et point de mari, et je ne pouvais prétendre me remarier, quoique sachant assez que mon mari ne reverrait jamais l’Angleterre, dût-il vivre cinquante ans. » p. 681 . Seule solution : elle change de nom et se cherche un nouvel époux, cette fois dans le milieu des officiers de marine. Mais les hommes qu’elle rencontre ou bien ont de l’argent et cherchent un mariage avantageux, ou bien n’en ont pas et recherchent une dot pour acheter des parts d’un vaisseau, ou à défaut une épouse qui ait des relations pour les aider à se placer. Le mariage, pour l’homme comme pour la femme, est une pure transaction commerciale ; Moll, appauvrie, n’a d’autre choix que de tromper la partie adverse sur l’état réel de sa fortune.
Le secret bien gardé de Moll, c’est en effet sa situation financière. Sans en avertir ses hommes, elle met prudemment de l’argent de côté, dès qu’elle peut, pour assurer ses arrières. Quand elle avance en âge et que les portes se referment quelque peu, c’est la position de « catin » qui remplace celle d’épouse. À la cinquantaine, cette veine se tarit elle aussi ; Moll devient alors voleuse. Cette carrière indépendante, intelligemment menée mais en butte à tous les aléas de la vie (une femme, en ce temps, n’est jamais pleinement maîtresse d’elle-même) prend alors un autre cours : Moll vole poussée par le « diable » (c’est-à-dire par une addiction incontrôlable) et continue de le faire alors même qu’elle a accumulé un capital suffisant pour la mettre définitivement à l’abri du besoin. La logique économique parfaitement cohérente qui gouvernait jusqu’alors le roman perd ensuite de sa vigueur. C’est pourtant ce qui faisait la force subversive du début du livre : l’accumulation du capital indépendamment de toute considération éthique ; la norme sociale, subie souvent comme une contrainte insurpassable, détournée et utilisée comme moyen de profit. Moll Flanders est un surprenant roman du libéralisme en plein essor. Le point de vue adopté par la narration (celui d’une femme) et consécutivement le parfum de scandale de cette histoire permettent en creux de mettre au jour les dérives d’un monde (masculin) dont l’argent devient la seule valeur. De ce point de vue du réalisme social, le personnage de Moll a une tout autre ampleur que celui de Manon Lescaut chez l’abbé Prévost. Elle a une sœur jumelle dans le dernier roman de Defoe, Lady Roxana ou l’Heureuse Catin.