Micrologies

Officium


En 44 av. J.-C., Cicéron rédige ce qui sera le dernier de ses traités philosophiques : après la mort de César, il est en train de renoncer à une retraite prudente et studieuse et commence à s’engager avec vigueur dans la lutte politique contre Antoine, ce qui lui coûtera la vie un an plus tard. Ayant déjà bien entamé la rédaction de ce De officiis (Des devoirs), il hésite pourtant encore sur le titre à donner à ce livre et en discute avec son ami Atticus. Dans une première lettre (1), il commence par donner un titre grec à son ouvrage, dont il a déjà rédigé deux livres : Τὰ περὶ τοῦ καθήκοντος, « Les questions concernant le devoir », ce qui se comprend d’autant mieux que Cicéron adapte ici en latin un traité du philosophe grec Panétius. Mais Atticus s’est enquis du titre latin qu’il convient de donner à l’ouvrage : Quod de inscriptione quaeris, non dubito quin καθῆκον « officium » sit, nisi quid tu aliud ; sed inscriptio plenior « De officiis ». « Tu t’enquiers du titre : pour moi il ne fait pas de doute que le kathèkon est l’officium (= le devoir), à moins que tu n’aies une autre idée ; mais le titre plein est « Des devoirs » (trad. J. Beaujeu). Se pose donc pour son ami et lui la question de l’équivalence entre le terme grec kathèkon et le latin officium (question encore compliquée pour nous par l’introduction, dans la traduction, du français « devoir », synonyme approximatif de l’un et de l’autre). De plus, il entend faire passer le terme du singulier au pluriel (« les devoirs » et non plus « le devoir »). En fait, pour Cicéron, toute philosophie est grecque : il faut l’appui du concept grec de kathèkon pour traiter la notion romaine d’« officium » ; ou plutôt l’officium est la déclinaison en latin du concept grec.

Pourtant, la transposition d’une langue à l’autre ne va pas de soi : quelques jours plus tard, Cicéron revient sur la question, répondant à de nouvelles réserves d’Atticus : […] mihi non est dubium quin quod Graeci καθῆκον nos « officium ». Id autem quid dubitas quin etiam in rem publicam praeclare caderet ? Nonne dicimus consulum officium, senatus officium, [imperatoris officium] ? Praeclare conuenit ; aut da melius. « Je n’ai aucun doute que ce que les Grecs appellent kathèkon, nous l’appelons « officium » (= le devoir). Pourquoi doutes-tu que le mot pourrait parfaitement s’appliquer aussi au domaine public ? Ne parlons-nous pas des devoirs des consuls, des devoirs du sénat, des devoirs d’un général ? Cela convient parfaitement ; ou propose mieux. » Pour Atticus, le kathèkon grec semble toucher uniquement à la morale privée, individuelle, alors que l’officium romain concerne la morale sociale, les comportements publics. Ce terme, qui d’ailleurs revient sans cesse dans la Correspondance de Cicéron, renvoie par exemple aux « bons offices » que se rendent entre eux les membres de la classe dirigeante, et qui constituent leurs réseaux d’influence. Il est ainsi significatif qu’à peine employé le terme d’officium, Cicéron le transpose au pluriel : De officiis, « Des devoirs ». Le kathèkon grec est unique, il définit une attitude philosophique ; le terme romain renvoie à une pluralité de comportements moraux et sociaux.

Pierre Grimal a commenté cette variation entre le grec et le latin. Il rappelle que Cicéron s’appuie sur le stoïcien Panétius. C’est celui-ci qui a introduit la notion de καθῆκον « conduite convenable », que Cicéron rend par officium, à côté de κατόρθωμα (katorthôma), ou actio recta, conduite droite, qui n’appartient qu’au sage parfait et donc reste un idéal inaccessible. Ainsi, « la doctrine de Panétius […] ramenait le stoïcisme « du ciel sur la terre » » p. 4 : il avait fait déjà la moitié du chemin que Cicéron entendait accomplir. « Le stoïcisme panétien conciliait ainsi les exigences, assez contradictoires, auxquelles Cicéron devait se soumettre. Exigence d'un dogmatisme inébranlable, d'une part, mais en même temps, nécessité du probabilisme, puisqu'il s'agissait non de déterminer des conduites idéales mais de choisir entre plusieurs conduites pratiques possibles celle qui serait la plus conforme aux valeurs absolues. On se trouvait ainsi replacé au sein de la cité réelle, "dans la fange de Romulus " […]. »

Cicéron opère ainsi plusieurs translations, fondées philosophiquement, malgré les réserves philologiques d’Atticus : passage du grec au latin, bien sûr, mais aussi, grâce à Panétius, d’un stoïcisme dogmatique à un stoïcisme pragmatique, de l’unicité du devoir grec à la pluralité des conduites romaines, de la figure solitaire du sage à la diversité des réseaux sociaux de l’élite romaine.

1. Cicéron, ad. Att., XVI, 11, 4 = C.U.F. DCCCXX.
2. Id., ad. Att., XVI, 14, 3 = C.U.F. DCCCXXV.
3. P. Grimal, « Le De officiis de Cicéron », Vita latina, 1989, 115, 1, p. 2-9.



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