Micrologies

Cicéron et Catilina


En 56 av. J.-C., Cicéron prononce l’un de ses plus brillants plaidoyers judiciaires : le Pro Caelio. Le fond de l’affaire, avec de multiples implications politiques, est très complexe et relativement obscur pour nous aujourd’hui, puisque Cicéron n’assumait dans ce procès qu’une partie de la défense, et que nous ne connaissons pas les plaidoyers des autres défenseurs. Caelius, l’accusé, était aussi brillant qu’imprévisible, et on pouvait lui reprocher d’avoir été proche du fameux Catilina, le conspirateur dont Cicéron avait déjoué les menées quelques années plus tôt. Exercice difficile pour l’avocat que de défendre l’allié de son pire ennemi. Il devait montrer, pour établir que Caelius ne s’était pas trompé dans ses choix, que Catilina n’avait pas eu que des vices, mais avait présenté aussi un certain nombre de qualités exceptionnelles, capables de séduire un jeune homme ambitieux. C’est l’occasion d’un remarquable portrait de Catilina (12-14), où celui-ci est bien présenté comme un monstrum, un être prodigieux, mais dont la monstruosité est en quelque sorte décalée : ce n’est plus, comme dans des discours antérieurs de Cicéron, l’accumulation des vices qui fait de lui un monstre, mais l’assemblage jamais vu des qualités et des vices les plus opposés : Neque ego umquam fuisse tale monstrum in terris ullum puto, tam ex contrariis diversisque et inter se pugnantibus naturae studiis cupiditatibusque conflatum. « Je crois pour ma part qu’il n’y eut jamais au monde un monstre tel que lui, constitué par le mélange de goûts et de désirs si contraires, si opposés, et se combattant entre eux par nature » (1). Ainsi, Catilina fréquentait à la fois des gens malhonnêtes et des hommes respectables ; il s’abandonnait à ses passions, mais était capable d’activité et de travail ; il avait des vices, mais s’intéressait à l’art de la guerre.

À cet argument, Cicéron en ajoute un autre : lui-même, il a failli être abusé par Catilina : Me ipsum, me, inquam, quondam paene ille decepit, cum et ciuis mihi bonus et optimi cuiusque cupidus et firmus amicus ac fidelis uideretur; cuius ego facinora oculis prius quam opinione, manibus ante quam suspicione deprehendi. « Moi-même, je le déclare, oui, moi, il a failli naguère m’abuser, car je voyais en lui un bon citoyen, attaché à l’estime des gens de bien, un ami sûr et loyal ; ses crimes, je les ai vus avant d’y croire, et je les ai touchés des mains avant de les soupçonner » (VI, 14, trad. J. Cousin). Cette allusion nous renvoie une dizaine d’années plutôt, en 65 av. J.-C., deux ans avant que ne se forme la conjuration mise au jour par l’orateur. On est renseigné sur cet épisode par la Correspondance de Cicéron. Cette année-là, Catilina, de retour d’Afrique dont il fut gouverneur, est accusé de détournement de fonds, mais songe à se présenter malgré tout au consulat. Cicéron écrit alors à son ami Atticus : Catilina si iudicatum erit meridie non lucere, certus erit competitor. « Catilina sera sûrement candidat, si le tribunal juge qu’il fait nuit en plein jour » (2). La culpabilité de Catilina ne fait donc aucun doute pour lui. Pourtant, quelques jours plus tard, Cicéron songe à devenir son avocat : Hoc tempore Catilinam, competitorem nostrum, defendere cogitamus. Iudices habemus, quos uolumus, summa accusatoris uoluntate. Spero, si absolutus erit, coniunctiorem illum nobis fore in ratione petitionis; sin aliter acciderit, humaniter feremus. « Je pense en ce moment à défendre Catilina, mon compétiteur. Nous avons les juges que nous avons voulu, l’accusateur y a mis la plus grande complaisance. J’espère que , s’il est acquitté, il sera plus amical pour moi dans la campagne électorale ; s’il ne l’est pas, je supporterai la chose avec philosophie » (3). Ce projet de défense a-t-il vraiment été suivi d’effet ? Les historiens sont divisés sur ce point. Toujours est-il que nous ne disposons pas d’autres témoignages sur la question. On peut noter que dans la première lettre citée la candidature de Catilina est subordonnée à son acquittement : or il fut bel et bien candidat en 64 pour les élections consulaires.

On peut s’interroger ensuite sur l’indulgence manifestée par Cicéron en 65 envers un homme contre lequel il se dressera violemment deux ans plus tard. Certes, Catilina n’est pas encore un conspirateur. Certes, c’est le métier d’un avocat comme Cicéron que d’accepter aussi des causes douteuses. Mais celui qui a accusé quelques années auparavant Verrès, gouverneur corrompu de Sicile, peut-il défendre Catilina, gouverneur corrompu d’Afrique ? Tenir le rôle d’accusateur est en fait exceptionnel pour un orateur romain ; dans le cas de Verrès, Cicéron ne l’a accepté qu’à cause des liens de clientèle qu’il avait lié avec les Siciliens. La posture la plus naturelle, celle qu’il occupe ici en tant que défenseur, c’est l’échange de bons offices (officia) à l’intérieur de la classe dirigeante. C’est en tissant des réseaux de relations que Cicéron, homme nouveau en politique, espère devenir, l’année suivante, l’un des deux consuls. À ce stade, il a besoin pour cela de la neutralité de Catilina, concurrent qui ne doit pas devenir un adversaire.

D’une façon générale, les positions politiques des uns et des autres sont fluctuantes : l’accusateur de Catilina n’est autre que Clodius, l’agitateur populaire qui deviendra l’ennemi mortel de Cicéron quand celui-ci aura réprimé la conjuration de Catilina. Chacun, pour l’instant, joue pour ainsi dire à front renversé.

1. Cicéron, Pro Caelio, V, 12, trad. : M. Tillard, http://philo-lettres.fr/latin/ciceron/ciceron-caelio/#catilina.
2. Cicéron, ad Att. I, 1, 1 = C.U.F. X.
3. Id., ad Att. I, 2, 1 = C.U.F. XI.



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