Micrologies

Cicéron et Virgile


Cicéron et Virgile se sont-ils rencontrés ? Une tradition ancienne, rapportée par les grammairiens Servius et Donat, veut que Cicéron, le plus grand orateur et prosateur romain, et Virgile, le plus grand poète, aient pu entrer en relation. Chronologiquement, la rencontre n’a rien d’impossible : Cicéron est mort en 43 av. J.-C ; Virgile avait alors 27 ans. Cicéron, qui pourtant fréquentait peu les théâtres, s’y serait rendu en 45 av. J.-C. ; il aurait entendu à cette occasion la chanteuse Cythéris interpréter un poème du jeune Virgile. Telle est en tout cas l’hypothèse reprise par le savant allemand Wilfried Stroh (1). La date pour une telle rencontre semble précoce, surtout si l’on pense comme cet auteur que le poème récité était la 6e Bucolique, dont la datation généralement admise est postérieure à la mort de Cicéron. Toujours est-il que l’orateur, plein d’admiration pour le jeune homme, se serait exclamé : Magnae spes altera Romae ! : « Second espoir de la grande Rome ! » Le premier espoir de Rome, c’était Cicéron lui-même, bien sûr… Virgile, flatté, aurait, beaucoup plus tard, repris telle quelle cette exclamation dans son Énéide (XII, 168), en l’appliquant au jeune Ascagne, fils d’Énée, destiné à succéder à son illustre père : tous deux annonciateurs de la future gloire de Rome.

W. Stroh s’ingénie à donner de la crédibilité à ce passage de témoin entre les deux écrivains : « Cicéron ne s’est pas trompé si l’anecdote est vraie, et elle pourrait bien être vraie. » Ainsi, pour lui, c’est la réussite ultérieure de Virgile qui donnerait rétrospectivement de la vraisemblance à l’histoire... Mais on a toutes les raisons au contraire de penser que l’anecdote est controuvée. Servius et Donat, qui la rapportent, ne vivaient-ils pas au IVe siècle ap. J.-C., quatre cents ans plus tard ? À plus de soixante ans, Cicéron se serait-il désigné comme le premier espoir de Rome, lui qui s’en considérait plutôt comme le sauveur passé ? Pourquoi se serait-il exprimé précisément sous la forme d’un hémistiche d’hexamètre, prêt à l’emploi dans un poème épique ? Quant à Virgile, pourquoi aurait-il inclus au passage cet éloge dans son poème, sans aucune modestie, alors que la formule est parfaitement légitime dans le contexte où il l’emploie ? Il est beaucoup plus naturel de penser que c’est là une reconstruction due à quelque érudit ancien, qui trouve l’application aux deux grands auteurs qu’il admire d’une formule trouvée chez l’un d’entre eux. Quant à W. Stroh, s’il se sert de l’anecdote, c’est à vrai dire comme d’une transition quelque peu artificielle qui lui permet d’associer les deux écrivains qui selon lui, par leur réussite et leur perfection même, auraient bloqué l’évolution du latin littéraire, lui permettant ainsi de devenir intemporel (2). Bref, l’épisode semble trop beau pour être vrai...

1. W. Stroh, Le latin est mort, vive le latin, [2007], trad. fr. Paris, 2008, p. 59-62.
2. Op. cit. p. 103-105.



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