Micrologies

La pratique de l'oubli à Rome


Y avait-il à Rome une pratique politique de l’oubli ? C’est en tout cas ce que propose Cicéron à ses concitoyens, selon Catherine Baroin, (1) qui cite en effet ce passage de la première Philippique de Cicéron (I, 1) : In quo templo, quantum in me fuit, ieci fundamenta pacis Atheniensiumque renouaui uetus exemplum; Graecum etiam uerbum usurpaui, quo tum in sedandis discordiis usa erat ciuitas illa, atque omnem memoriam discordiarum obliuione sempiterna delendam censui. « Dans ce temple, autant qu’il a été en mon pouvoir, j’ai jeté les fondements de la paix et j’ai fait revivre l’antique modèle des Athéniens ; j’ai même fait usage du mot grec, dont s’était servi cette cité pour apaiser ses discordes et j’ai proposé de détruire tout souvenir des discordes par un éternel oubli ».(Philippiques, I, 1).

Nous sommes en 44 av. J.-C. ; l’unité de la République romaine est sur le point de voler en éclats dans une guerre civile. Cicéron rappelle ici ses efforts, restés vains, pour préserver la paix dans les jours qui ont suivi l’assassinat de César : lors d’une séance du Sénat tenue au temple de Tellus, il a essayé d’obtenir une réconciliation des meurtriers du dictateur avec Antoine. Le « modèle athénien » qu’il mentionne ici, c’est un célèbre épisode de l’histoire d’Athènes, qui eut prend place en 403 av. J.-C. : pour reconstituer l’unité de la cité après la dictature des Trente Tyrans et la guerre civile (stasis) qui a suivi, la démocratie athénienne impose à tous une mesure d’amnistie (au sens propre : non-mémoire) : c’est là le terme grec auquel fait allusion Cicéron. Il s’agit d’un oubli volontaire à caractère politique : il est interdit de faire mention publique des événements récents, à plus forte raison d’en poursuivre les responsables, une fois passée la première répression. Il est interdit, selon un terme ambigu et discuté, de μνησικακεῖν (mnêsikakein), c’est-à-dire de « se souvenir des malheurs », de garder du ressentiment, d’exercer des représailles (2). De même, Cicéron avait proposé de tirer un trait sur tous les événements liés aux Ides de mars.

Mais au-delà de la référence culturelle à l’histoire d’Athènes, C. Baroin explique que « si la référence explicite à la mesure prise à Athènes en 403 est bien le fait d’un Romain cultivé et philhellène, le recours à ce type d’oubli s’inscrit dans des pratiques de mémoire proprement romaines. En effet, l’oubli, ou plutôt la non-mémoire volontaire que Cicéron suggère à l’intention de la communauté civique, est aussi celui qui permet d’apaiser les conflits dans les relations d’amicitia privées et publiques […], sans être accusé de manquer à la mémoire, à la fides et à la constantia ». C’est « un oubli pragmatique, qui vise à rétablir la concorde dans la cité ». Par contre, cette pratique se distingue d’une autre pratique romaine, celle de la damnatio memoriae (condamnation de la mémoire), par laquelle on effaçait toutes les traces publiques des marques d’honneur reçues par tel personnage afin de « priver celui-ci des formes publiques de célébration du souvenir ».

1. C. Baroin, Se souvenir à Rome, Paris, 2010, p. 12-13.
2. Sur cette question voir les travaux de Nicole Loraux, notamment La Cité divisée, Paris, 1997, et leur discussion par Vincent Azoulay et Paulin Ismard, Athènes 403, Paris 2020.



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