Micrologies

Voyage au Mont-Blanc


Ce texte peu connu de Chateaubriand date de 1806. Il présente la montagne avec un manque d'enthousiasme qu’on n’attendrait pas chez ce poète de la nature : on dirait qu’il écrit avant Rousseau. Ses grands horizons sont ceux de la mer ; on le sent à l’étroit dans les vallées de montagne. À front renversé, on le voit même critiquer la prose emphatique des laudateurs des Alpes : « Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers sont plus heureux que moi : mon imagination n’a jamais pu découvrir ces trésors. » Il n’est sensible qu’aux points de vue dominants, comme ceux de la Mer de glace ou du Montenvers, ou bien à ces vues lointaines où les montagnes ferment l’horizon d’une riante campagne. Pour lui, c’est de Lausanne qu’on goûte le mieux les Alpes.

Mais pour venir enfin à mon sentiment particulier sur les montagnes, je dirai : que comme il n’y a pas de beaux paysages sans un horizon de montagnes, il n’y a point aussi de lieux agréables à habiter ni de satisfaisant pour les yeux et pour le cœur, là où l’on manque d’air et d’espace. Or c’est ce qui arrive toujours dans l’intérieur des monts. Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de l’homme, et la faiblesse de ses organes. Ensuite on attribue aux paysages des montagnes la sublimité. Celle-ci tient sans doute à la grandeur des objets. Mais si l’on prouve que cette grandeur, très réelle en effet, n’est cependant pas sensible au regard, que devient la sublimité ?

Mais cette entorse au cours régulier de l’histoire littéraire et à la sensibilité romantique n’est pas l’essentiel. Le regard de Chateaubriand observateur est vraiment admirable. Il perçoit les rapports de masse, de distance, les disproportions et les surprises qu’elles offrent au regard, les contrastes entre les rocs, les forêts et les neiges. Peut-être ces contrées proches et mieux connues brident-elles son imagination, plus que les déserts de l’Amérique ou l’Orient lointain, mais c’est au profit d’une acuité de la perception sans égale.

Quand les nues sont chassées par le vent, les monts semblent fuir rapidement derrière ce rideau mobile. Ils se cachent et se découvrent tour à tour : tantôt un bouquet de verdure se montre subitement à l’ouverture d’un nuage comme une île suspendue dans le ciel ; tantôt un rocher se dévoile avec lenteur, et perce peu à peu la vapeur profonde comme un fantôme. Le voyageur attristé n’entend que le bourdonnement du vent dans les pins, le bruit des torrents qui tombent dans les glaciers, par intervalle la chute de l’avalanche, et quelquefois le sifflement de la marmotte effrayée qui a vu l’épervier des Alpes dans la nue.

Chateaubriand eût-il aimé la montagne, il n’en aurait pas parlé avec plus d'éloquence. Victor Hugo qui, lui, l’aimait, ne fait pas mieux devant les mêmes paysages, à coup d’antithèses :

Devant nous, au fond du noir précipice, on voyait blanchir l’Arve à une profondeur si prodigieuse que son mugissement terrible ne nous arrivait plus que comme un murmure. En ce moment le nuage se déchira au-dessus de nous, et cette crevasse nous découvrit, au lieu de ciel, un chalet, un pré vert et quelques chèvres imperceptibles qui paissaient plus haut que les nuées. Je n’ai jamais éprouvé rien d’aussi singulier. À nos pieds, on eût dit un fleuve de l’enfer ; sur nos têtes, une île du paradis. (1)

Selon Serge Briffaud (2), la spécificité de l'émotion romantique face à la montagne tient au sentiment de la "folie" du paysage et à « l'impuissance de l'œil à en ordonner le spectacle ». « Ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux. L'horizon est invraisemblable, la perspective impossible ; c'est un chaos d'exagérations absurdes et d'amoindrissements effrayants. [...] Le paysage est fou », s'exclame Hugo lors d'un autre voyage dans les Alpes en 1839. Briffaud conclut ainsi : « Le lien entre le perceptible et le concept qui cerne l'objet se distend, voire se brise, et de cet espace ainsi libéré entre l'un et l'autre prend [sic] possession une littérature et une peinture qui inventent une nouvelle poésie de l'émotion. »

1. Fragment d’un voyage aux Alpes, 1825.
2. Serge Briffaud, « Face au spectacle de la nature », in A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello, Histoire des émotions, t. 2, Paris, 2016, p. 57-78, voir p. 64-65.



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