Ce texte peu connu de Chateaubriand date de 1806. Il présente la montagne avec un manque d'enthousiasme qu’on n’attendrait pas chez ce poète de la nature : on dirait qu’il écrit avant Rousseau. Ses grands horizons sont ceux de la mer ; on le sent à l’étroit dans les vallées de montagne. À front renversé, on le voit même critiquer la prose emphatique des laudateurs des Alpes : « Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers sont plus heureux que moi : mon imagination n’a jamais pu découvrir ces trésors. » Il n’est sensible qu’aux points de vue dominants, comme ceux de la Mer de glace ou du Montenvers, ou bien à ces vues lointaines où les montagnes ferment l’horizon d’une riante campagne. Pour lui, c’est de Lausanne qu’on goûte le mieux les Alpes.
Mais cette entorse au cours régulier de l’histoire littéraire et à la sensibilité romantique n’est pas l’essentiel. Le regard de Chateaubriand observateur est vraiment admirable. Il perçoit les rapports de masse, de distance, les disproportions et les surprises qu’elles offrent au regard, les contrastes entre les rocs, les forêts et les neiges. Peut-être ces contrées proches et mieux connues brident-elles son imagination, plus que les déserts de l’Amérique ou l’Orient lointain, mais c’est au profit d’une acuité de la perception sans égale.
Chateaubriand eût-il aimé la montagne, il n’en aurait pas parlé avec plus d'éloquence. Victor Hugo qui, lui, l’aimait, ne fait pas mieux devant les mêmes paysages, à coup d’antithèses :
Selon Serge Briffaud (2), la spécificité de l'émotion romantique face à la montagne tient au sentiment de la "folie" du paysage et à « l'impuissance de l'œil à en ordonner le spectacle ». « Ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux. L'horizon est invraisemblable, la perspective impossible ; c'est un chaos d'exagérations absurdes et d'amoindrissements effrayants. [...] Le paysage est fou », s'exclame Hugo lors d'un autre voyage dans les Alpes en 1839. Briffaud conclut ainsi : « Le lien entre le perceptible et le concept qui cerne l'objet se distend, voire se brise, et de cet espace ainsi libéré entre l'un et l'autre prend [sic] possession une littérature et une peinture qui inventent une nouvelle poésie de l'émotion. »