Micrologies

Préambules


Dans une lettre à son ami Atticus, Cicéron s’excuse d’une inadvertance qu’il a commise envers lui (1) : Att. XVI, 6, 4 = C.U.F. DCCXCIX. Lui adressant son traité De la gloire (aujourd’hui perdu), il y a inséré un préambule (perdu lui aussi) qui figurait déjà dans ses Académiques :

Nunc neglegentiam meam cognosce. "De gloria" librum ad te misi. At in eo prohoemium idem est quod in "Academico" tertio. Id euenit ob eam rem quod habeo uolumen prohoemiorum. Ex eo eligere soleo cum aliquod σύγγραμμα institui. Itaque iam in Tusculano, qui non meminissem me abusum isto prohoemio, conieci id in eum librum quem tibi misi. Cum autem in naui legerem "Academicos", adgnoui erratum meum. Itaque statim nouum prohoemium exaraui et tibi misi. Tu illud desecabis, hoc adglutinabis.

Maintenant, découvre ma négligence : je t’ai envoyé mon livre « De la gloire » avec le même préambule que dans le troisième livre des « Académiques » ! Cela s’est produit parce que j’ai un volume de préambules, où j’ai l’habitude de faire mon choix quand j’ai mis un ouvrage en chantier. Ainsi, quand j’étais encore dans ma maison de Tusculum, ne me souvenant pas que je m’étais déjà servi de ce maudit préambule, je l’ai inséré dans le livre que je t’ai envoyé. Mais, à bord, en lisant les « Académiques », j’ai découvert mon erreur. J’ai donc immédiatement griffonné un nouveau préambule, que je t’envoie. Tu n’auras qu’à couper l’autre et à coller celui-ci. (Trad. J. Beaujeu.)

Un tel passage est riche d’enseignements : nous sommes en juillet 44 av. J.-C., quelques mois après l’assassinat de César. Cicéron vit depuis quelques années dans une retraite politique qu’il occupe avec la rédaction de traités de philosophie ou de rhétorique et juge prudent de s’éloigner de Rome ; il a le projet d’un voyage en Grèce, qui n’aboutira pas ; c’est sur le bateau, longeant les côtes italiennes, qu’il écrit cette lettre. On peut penser qu’il relit alors à loisir son traité des Académiques, rédigé l’année précédente et qu’il a donc l’occasion de remarquer son erreur (2).

Pourquoi Cicéron s’adresse-t-il au seul Atticus, et n’entend-il corriger que le seul exemplaire qu’il lui a adressé ? C’est qu’Atticus est aussi l’« éditeur » de Cicéron, au sens où il possède un atelier de copie qui diffuse ses œuvres, en un nombre d’exemplaires forcément limité. Il n’en demeure pas moins qu’on constate ici une certaine plasticité du texte, un exemplaire corrigé n’impliquant pas la nullité de tous les autres. Cette malléabilité est favorisée par le support de l’écriture, la longue bande du rouleau de papyrus ou volumen, que l’on peut aisément raccourcir ou rallonger avec des ciseaux et de la colle.

On peut s’étonner enfin, comme J. Beaujeu, loc. cit. de cette pratique du recueil de préambules pré-rédigés, textes passe-partout qui peuvent s’adapter à n’importe quelle œuvre, « technique qui nous paraît artificielle et déconcertante, mais qui n’est pas sans exemple dans l’Antiquité ». Il rappelle que par exemple nous possédons un recueil de 56 préambules attribués à Démosthène et parfois jugés authentiques. On peut penser aussi à un texte fameux de Lucien de Samosate, l’Hercule gaulois, destiné à une longue postérité à partir de la Renaissance, et qui est lui aussi un préambule détaché de tout contexte. Cette méthode de composition, dans tous les cas, est une pratique d’orateur : on peut sans doute la rattacher à la méthode des lieux communs, ces développements généraux qui peuvent faire argument dans tout type de discours.

1. Att. XVI, 6, 4 = C.U.F. DCCXCIX.
2. Voir la notice de J. Beaujeu, in Cicéron, Correspondance, t. IX, Paris, 2002 [1988], p. 222.



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