Micrologies

Turpis


Chacun des cinq livres des Tusculanes de Cicéron aborde un sujet philosophique différent, qu’est censé proposer l’interlocuteur anonyme du dialogue ; celui-ci est aussitôt contredit par l’intervenant principal, qui représente l’auteur. Au livre II, la question proposée est celle de savoir si la douleur est le plus grand des maux : Dolorem existimo maxumum malorum omnium. – Etiamne maius quam dedecus ? « J’estime que la douleur est le plus grand de tous les maux. – Plus grand même que le déshonneur ? » (1).

Conformément à cette amorce qui oppose la douleur et le déshonneur, il n’est pas étonnant de constater la fréquence dans ce texte de l’adjectif turpis, honteux, et de ses dérivés (9 occurrences) ainsi que de celle du nom dedecus, « déshonneur »  (9 occurrences), qui apparaît déjà dans l’échange initial du dialogue. Selon Ernout et Meillet, l’étymologie de turpis est inconnue. Le rapprochement avec le verbe torqueo, « tordre », est douteux, mais il semble bien que l’adjectif ait désigné à l’origine un défaut physique. Le sens moral de « honteux », « déshonorant » est opposé par Cicéron à honestus, « honorable », gloriosus, « glorieux ». Quant à dedecus, le substantif équivalent, c’est le contraire de decus qui exprime, lui, la bienséance, la décence, vertus éminemment sociales.

Si la honte latine est bien liée à un défaut physique, cela veut dire qu’elle tient à un point de vue extérieur, au regard d’autrui. Elle ne relève pas d’une culpabilité intérieure, mais d’un opprobre social. Et comme souvent à Rome, la dignité morale, pour Cicéron, ne semble pas tant se vivre dans l’assentiment à soi-même que dans l’approbation du groupe social auquel on appartient. De fait, la famille de mots qui exprimerait davantage le sentiment intérieur de honte, celle de pudor, apparaît beaucoup moins fréquemment dans ce livre et dans des contextes souvent moins centraux par rapport à l’enjeu éthique posé au début.

Qu’est-ce donc qui est honteux aux yeux de Cicéron ? Céder à la douleur, par exemple : Nam dum tibi turpe nec dignum uiro uidebitur gemere, eiulare, lamentari, frangi, debilitari dolore, dum honestas, dum dignitas, dum decus aderit, tuque in ea intuens te continebis, cedet profecto uirtuti dolor et animi inductione languescet. « Du moment en effet qu’il te paraîtra honteux et indigne d’un homme de gémir, de crier, de se lamenter, de se laisser briser et paralyser par la douleur, du moment que la beauté morale, la dignité, l’honneur t’assisteront et que, les yeux fixés sur eux, tu resteras maître de toi-même, assurément la douleur s’effacera devant la vertu, et ta ferme résolution la réduira à l’impuissance » (II, XIII, 31). Ou encore, sous une forme ramassée : Cave turpe quicquam, languidum, non uirile : « Évite tout ce qui est honteux, lâche, indigne d’un homme. » C’est bien l’idéal social du vir l’homme-citoyen, qui est ici dégradé.

Sans doute y a-t-il sur ce point une différence entre le monde latin et le monde grec : si l’adjectif aiskhros, honteux, semble tirer lui aussi son sens premier de la laideur physique, son dérivé verbal s’emploie surtout sous la forme moyenne aiskhunomai, « j’éprouve de la honte pour moi ». Comme en français avec « avoir honte » et « faire honte », ce sont donc des mots de la même famille qui expriment la honte intérieure et la réprobation sociale. Quant à notre terme « honte », fortement psychologisé aujourd’hui, il est d’origine germanique. Apparenté au verbe « honnir », il renvoie lui aussi en premier lieu au déshonneur social.

1. Cicéron, Tusculanes, II, V, 14, trad. J. Humbert.



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