Micrologies

Translatio studiorum


Le traité philosophique de Cicéron des Tusculanes (45 av. J.-C.) commence par un vaste préambule où l’auteur formule avec une grande hauteur de vue et une belle lucidité la situation de la culture romaine face à la Grèce en son temps (I-III, 1-8). Les Romains, qui ont toujours montré plus de sagesse que les Grecs, doivent selon lui s’emparer de la philosophie qu’ils ont longtemps négligée et lui apporter des perfectionnements en la pratiquant en latin. Dans tous les domaines, la supériorité des Grecs n’a jamais été que celle de l’antériorité. Ainsi, Rome n’a accueilli que tardivement la poésie, tenu à l’écart la peinture, la musique, la géométrie même, limitée à son utilité pratique. En revanche, les Romains ont toujours cultivé l’éloquence, même en un temps où celle-ci n’était pas encore savante. Il est temps pour les Romains de s’approprier aussi le savoir philosophique grec, en lui donnant l’éclat propre de l’éloquence latine.

Tout ce développement est guidé par un double fil : d’abord celui de la translatio studiorum, du transfert du savoir de la Grèce à Rome : celui-ci n’est pas global, mais se fait progressivement, avec des décalages temporels entre les différents champs de la culture. Celui de l’adaptation ensuite, qui n’est pas imitation servile mais ré-élaboration de la culture grecque dans une perspective proprement romaine, qui lui confère sa pleine portée et sa pleine utilité. Au centre de ce dispositif, l’éloquence, qui permet le lien entre savoir théorique et efficacité sociale.

Le préambule du livre II revient sur cette transmission culturelle de la Grèce à Rome (II, II, 5-6) : c’est une conception dynamique de l’histoire culturelle, où le relais se fait à la manière d’un flambeau ou d’un témoin qui passe de main en main. Si Rome doit s’ouvrir désormais à la philosophie, c’est que la Grèce a perdu de sa vigueur : Quam ob rem hortor omnes qui facere id possunt, ut huius quoque generis laudem iam languenti Graeciae eripiant et transferant in hanc urbem, sicut reliquas omnes, quae quidem erant expetendae, studio atque industria sua maiores nostri transtulerunt. « C’est pourquoi j’engage tous ceux qui en sont capables à ravir aussi à la Grèce, dont les forces baissent maintenant, sa prééminence dans le genre d’étude qui nous occupe, et à la transférer dans notre capitale.  Ainsi l’ont fait nos aïeux, grâce à leur application et à leur habileté, pour toutes les autres branches, du moins pour celles qui méritaient leurs efforts » (trad. J. Humbert).

Cependant, ces courbes organiques de croissance et de décroissance, avec leurs décalages chronologiques, ne s’appliquent pas seulement aux nations, mais aussi aux genres eux-mêmes : ainsi l’éloquence, transférée depuis déjà longtemps de Grèce à Rome, s’achemine-t-elle, après des progrès éclatants, vers un déclin inéluctable : Atque oratorum quidem laus ita ducta ab humili uenit ad summum, ut iam, quod natura fert in omnibus fere rebus, senescat breuique tempore ad nihilum uentura uideatur, philosophia nascatur Latinis quidem litteris ex his temporibus  : « Et même, en ce qui concerne l’éloquence, l’évolution qu l’a conduite du point le plus bas à son apogée a été si rapide que déjà — et c’est une loi de la nature qui s’applique à peu près à toutes choses — elle se fait vieille et semble en voie de retomber bientôt dans le néant, tandis que la philosophie prend naissance dans la littérature Latine précisément à l’époque où nous sommes […]. » Il y a là bien plus que l’orgueil de celui qui pense avoir porté l’éloquence latine à un sommet insurpassable : c’est déjà le Tacite du Dialogue des orateurs qui s’annonce ici, qui prend acte de la décadence de l'art oratoire. Mais le vieillissement de l’éloquence ouvre justement la porte à l’essor de la philosophie. La conséquence de ces mouvements cycliques, c’est que Rome devient peu à peu indépendante de la Grèce, en matière de culture : Quodsi haec studia traducta erunt ad nostros, ne bibliothecis quidem Graecis egebimus : « Que si ces études passent aux mains de nos compatriotes, nous n’aurons même plus besoin des bibliothèques grecques. »



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