Peut-on inscrire Cicéron dans une histoire de la philosophie ? Les traités dits philosophiques qu’il a composés n’entrent dans aucun des cadres de la littérature d’idées y compris dans ceux de la philosophie grecque dont il dit pourtant s’inspirer : éclectisme assumé d’une pensée originale, translation dans un contexte romain des acquis de la philosophie grecque, répertoire de lieux communs à l’usage des orateurs ? L’exemple du premier livre des Tusculanes permet de cerner ces ambiguïtés. Dans le prologue, Cicéron constate que la philosophie a été très négligée à Rome, alors que les Latins ont développé une éloquence très brillante (III, 5-6). Il appartient donc aux orateurs romains de mettre désormais leurs capacités au service d’une matière philosophique : Hanc enim perfectam philosophiam semper iudicaui, quae de maximis quaestionibus copiose posset ornateque dicere. « J’ai toujours estimé en effet, que, en philosophie, l’idéal serait de pouvoir traiter les plus hauts problèmes dans une forme riche et brillante » (trad. J. Humbert). Aristote lui-même (prétend Cicéron) n’a-t-il pas enseigné l’éloquence (IV, 7) ?
Dans cette optique, Cicéron entend produire des « conférences » (scholae), à la façon des Grecs ; mais il emploie aussi pour désigner son travail le terme latin de declamatio, c’est-à dire d’exercice oratoire sur un sujet donné. Il prétend (fictivement ?) avoir consacré cinq journées à ces scholae, qu’il consigne maintenant dans autant de livres. Philosophie grecque et éloquence latine, discussions orales et discours écrits, cours professés et fiction dialoguée, le texte paraît inclassable. La forme choisie elle-même est complexe :
Tout, dans ce passage, fait question, à commencer par la référence à Socrate : le débat contradictoire sur un thème déterminé à l’avance ne relève pas de la pratique socratique, ni même de celle de Platon, mais bien de la controverse, telle qu’elle était pratiquée dans les écoles de rhétorique. Que penser aussi de la recherche du plus vraisemblable, typique elle aussi de la pratique oratoire, bien loin du Vrai de Platon ? Quant à la technique du dialogue, elle semble relever de la pure mise en forme littéraire, à des fins de clarté du discours.
Pour expliquer un tel dispositif on peut faire appel à la notion d’« altérité incluse » développée par Florence Dupont (1) : celle-ci définit la notion comme un « phénomène d’appropriation de l’autre en conservant ou exaspérant son altérité afin de construire sa propre identité ». Ou encore : « Une inclusion de l’autre est toujours équilibrée par une exclusion de cet autre ». « Cicéron va donc inventer un dialogue grec – qui se dit en latin disputatio in utramque partem [c’est précisément le modèle mis en œuvre dans les Tusculanes] – dialogue dont il attribue l’invention à Aristote, modèle fictif, origine en trompe-l’oeil de ses propre dialogues latins. Parce que la disputatio in utramque partem est une technique de recherche des arguments employée par l’éloquence romaine. […] Il ne reste plus à Cicéron qu’à prendre une distance avec la prétendue origine grecque de ses dialogues tout en la maintenant visible. » (2)
Qu'en est-il du contenu même de l'ouvrage ? Pierre Vesperini dénie aux traités de Cicéron tout caractère philosophique, au sens où nous l’entendons aujourd’hui (3): il les rattache à ce qu’il appelle la philosophia, c’est-à-dire à l’ensemble des savoirs grecs encyclopédiques, développés notamment à l’époque hellénistique. Pour lui, « les livres de philosophie de Cicéron sont destinés aux orateurs. […] Ces livres ne doivent donc pas être lus comme les traités de philosophie qui nous sont familiers : l’auteur n’y exprime pas ses convictions pour en convaincre les lecteurs. Il y expose, sur les grands sujets dont devaient traiter les orateurs, et auxquels la philosophie apportait, par son savoir, un éclat indispensable à l’orateur, ce qui est "le meilleur" (optimum), ce qui est littéralement "digne d’être approuvé" (probabile) » [et, pourrait-on ajouter, ce qui est le plus vraisemblable [verisimillimum].
C’est donc en sortant ces textes de nos cadres de compréhension et de classification, pour les replacer dans le contexte pragmatique de leur composition qu’on peut s’en faire l’idée la plus juste.