En 59 av. J.-C., le frère de Cicéron, Quintus, est gouverneur de la province romaine d’Asie (la partie occidentale de la Turquie actuelle). Il vient d’être prorogé dans ses fonctions pour une troisième année consécutive. Cicéron profite de l’occasion pour lui adresser une longue lettre, au style très soigné (1). Ce texte d’une vingtaine de pages tient le milieu entre une lettre personnelle et un traité politique sur l’art d’administrer une province. C’est que Quintus, bon gouverneur d’ailleurs, a suscité des mécontentements chez ses administrés par son caractère impulsif et emporté. Or, la situation politique de Cicéron à Rome est, cette année-là, très fragile : c’est l’époque du premier triumvirat, alliance politique entre César, Crassus et Pompée, qui a eu comme première conséquence l’élection de César au consulat. Cicéron, défenseur des institutions républicaines menacées, se trouve mis sur la touche. Des difficultés nouvelles liées à son entourage ne pourraient que donner des raisons supplémentaires à ses ennemis pour l’attaquer : l’année suivante, en 58, ils parviendront d’ailleurs à le faire exiler.
C’est le sens des admonestations qu’il adresse à Quintus :
Mais quels sont au juste les « monuments » (monumenta) par lesquels Quintus a voulu « consacrer la mémoire de [son] nom » ? Le savant éditeur de la C.U.F. hésite : « Cicéron veut parler soit des monuments que les provinciaux avaient élevés à Quintus […], soit des Annales que Quintus avait écrites […]. » Sagement, il adopte la traduction littérale par « monuments » : en effet, on peut juger insatisfaisantes les deux hypothèses. Le sens moderne, concret de « monument » (TLF : « Ouvrage d'architecture ou de sculpture édifié pour transmettre à la postérité le souvenir d'une personne ou d'un événement ») n’est pas vraiment confirmé par le passage de la même lettre qu’invoque Constans : in istis urbibus cum summo imperio et potestate uersaris in quibus tuas uirtutes consecratas et in numero deorum positas uides (§ 31) : « tu exerces le pouvoir absolu dans ces villes de ta province qui te montrent tes vertus honorées d’un culte et mises au rang des dieux ». En effet la matérialité de tels honneurs n’est pas vraiment établie par ce texte ; de plus la volonté exprimée par Quintus de consacrer la mémoire de son nom par des monumenta ne colle guère avec des honneurs spontanés que lui auraient décernés les provinciaux. Quant aux Annales de Quintus mentionnées dans une autre lettre (2), (c’est-à-dire (peut-être) un compte rendu rédigé par lui-même de son administration, méritent-elles, même de la part d’un frère, le superlatif amplissimis (les plus magnifiques) ?
Ne faut-il pas s’en tenir plutôt au sens premier de monumentum, « ce qui perpétue le souvenir » ? Ne sont-ce pas alors les actes mêmes de Quintus pendant son gouvernement, ses décisions, qui perpétueront sa mémoire ? Que signifie de plus l’expression consecrare memoriam nominis tui (« consacrer la mémoire de ton nom ») ? Faut-il la prendre au sens propre de « diviniser », avec des honneurs religieux, ou au sens figuré d’« immortaliser », que l’on trouve aussi ailleurs chez Cicéron ? D’ailleurs, nomen, en latin, peu signifier aussi bien le « nom » que le « renom ». Le flou qui entoure l’énoncé ne soit donc pas être trop dissipé, dans l’ignorance où nous sommes du contexte de sa formulation. Le mot essentiel du passage est en fait gloria, « la gloire », qui doit s’entendre ici comme la réputation collective et solidaire du groupe familial, dont Cicéron a tant besoin au moment où il rédige cette missive.