Micrologies

Troie : ekphrasis


Le Viol de Lucrèce, long poème narratif de Shakespeare, implacable et violent, plein d’une âpre rhétorique, suit pas-à-pas les récits de Tite-Live et d’Ovide, de la naissance des désirs criminels et adultères de Tarquin jusqu’au suicide de l’héroïne outragée. Ce n’est pas l’événement en lui-même qui intéresse le poète, ni ses conséquences politiques (le renversement de la royauté à Rome), mais les tourments intérieurs des deux personnages, le criminel et sa victime. Shakespeare s’arrête longuement sur les moments qui suivent le viol, sur cet intervalle qui sépare l’attentat du retour de Collatin, l’époux de Lucrèce, à qui celle-ci va dénoncer le crime avant de se donner la mort. Le récit comporte ici une adjonction notable, le seul apport significatif de Shakespeare à la trame narrative antique.

Tombe sous les yeux de la jeune femme en proie au désespoir une toile pendue au mur, qui représente le siège de Troie. La description de cette œuvre va occuper plus de deux-cents vers (1366-1568), avec une écriture très complexe, qui mêle description du tableau par le poète-narrateur et interventions en monologue de Lucrèce :

At last she calls to mind where hangs a piece
Of skilful painting, made for Priam's Troy :
Before the which is drawn the power of Greece.
For Helen's rape the city to destroy,
Threatening cloud-kissing Ilion with annoy ;
Which the conceited painter drew so proud,
As heaven, it seem'd, to kiss the turrets bow'd.
(1366-1372)

   Lors lui vient en mémoire une toile accrochée
        Montrant Priam et Troie peints d’un pinceau habile ;
        Devant les murs l’armée achéenne éployée
        Veut pour le rapt d’Hélène anéantir la ville,
        Plaçant l’altière Ilion sous sa menace hostile.
        Si fière la peignit l’artiste talentueux
        Que pour baiser ses tours semblent pencher les cieux. (Trad. H. Suhamy.)

D’emblée est souligné le caractère vivant de cette peinture, puisque non seulement l’armée grecque paraît animée du désir de destruction, mais que le ciel lui-même semble se pencher vers la ville. Ainsi, in scorn of nature, art gave lifeless live : « la nature bravant, l’art fait vivre sans vie » (1374).

La description combine une vue générale de la ville et des combattants et des portraits de héros (Ulysse, Ajax, Nestor). Ce qui caractérise ce tableau, selon le poète qui l’imagine, c’est l’expressivité, qui débouche sur l’illusion de la vie et même du mouvement. Par exemple, le peintre mêle aux combattants quelques lâches :

And here and here the painter interlaces
Pale cowards, marching on with trembling paces ;
Which heartless peasants did so well resemble,
That one would swear he saw them quake and tremble.
(1390-1393)

   De plus, ici et là, le peintre entremêlant
        Quelques pâles poltrons qui tremblaient en marchant,
        Ces pleutres paysans semblaient tant exister
        Qu’on eût juré les voir frémir et palpiter.

Les yeux d’Ajax roulent de colère (1398), la barbe de Nestor semble frétiller (1405-1406). L’image semble inviter le spectateur à s’investir dans l’œuvre, pour se représenter ce qui n’est pas montré : le poète prépare ainsi l’intervention ultérieure de Lucrèce, qui va s’inclure dans la scène représentée :

For much imaginary work was there ;
Conceit deceitful, so compact, so kind,
That for Achilles' image stood his spear,
Griped in an armed hand ; himself, behind,
Was left unseen, save to the eye of mind :
A hand, a foot, a face, a leg, a head,
Stood for the whole to be imagined.
(1422-1428)

   Tant d’invention était à l’œuvre dépensée,
        Crédible l’illusion, cohérente et sincère,
        Qu’on devinait Achille à sa lance dressée,
        Close en sa main de fer gantée, et lui derrière,
        Invisible mais vu par l’esprit visionnaire :
        Par la main, le visage, ou la tête ou le pied
        Le tout d’un corps était ainsi imaginé.

Une autre caractéristique de cette description est qu’elle embrasse d’un seul regard des moments différents de la guerre de Troie : Ajax et Ulysse, rapprochés dans la même strophe, semblent se disputer les armes d’Achille après sa mort, calmés par la parole de Nestor. Or Achille, on l’a vu, semble toujours en vie… Le regard de Lucrèce, dès lors qu’il intervient (1443 sq.) condense encore plus les événements, comme si tous les malheurs de Troie confluaient vers le sien : se succèdent morts de Priam, d’Hector, de Troïlus, trahison de Sinon. Les mêmes personnages, tel Priam, apparaissent en plusieurs endroits du tableau.

L’intervention de Lucrèce marque en effet un tournant dans l’ekphrasis : à la description prise en charge par la voix narrative se mêlent en effet les commentaires de la jeune femme, qui lui donnent un caractère de plus en plus subjectif. On se focalise sur un temps précis, celui de la prise de la ville, comme si Lucrèce projetait sur le tableau le désastre de sa propre destruction :

To this well-painted piece is Lucrece come,
To find a face where all distress is stell'd.
(1443-1444)

   Devant ce beau tableau Lucrèce est arrivée,
        Cherchant quelque visage où la douleur est peinte.

La première figure qui attire son regard est celle d’Hécube : Hécube ravagée, fixant des yeux le cadavre de Priam :

On this sad shadow Lucrece spends her eyes,
And shapes her sorrow to the beldam's woes.
Who nothing wants to answer her but cries,
And bitter words to ban her cruel foes :
The painter was no god to lend her those ;
And therefore Lucrece swears he did her wrong,
To give her so much grief and not a tongue.
(1457-1463)

   Lucrèce, l’œil rivé sur cette ombre dolente,
        Trouve en elle un écho des malheurs de la reine,
        Qui ne peut pas pleurer quoiqu’elle aussi souffrante,
        Ni aux durs ennemis jeter des mots de haine.
        La faute incombe au peintre, il est d’engeance humaine.
        Lucrèce jure alors que c’est grande injustice
        Que lui faire subir sans langue un tel supplice.

C’est alors Lucrèce qui va prêter sa voix à la reine muette du peintre, fustigeant notamment l’inconduite de Pâris, dont la lubricité fut la cause de tous les malheurs de Troie, comme Tarquin des siens. Le cadre de l’ekphrasis vole alors en éclats : Lucrèce donne vie et parole au tableau en y investissant sa propre souffrance, qui se nourrit en retour de la douleur qui s’y exprime. Ut pictura poesis, selon le mot galvaudé d’Horace ? Non : ici, avec Shakespeare, la poésie dépasse en intensité toute représentation figurée.



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