Le Viol de Lucrèce, long poème narratif de Shakespeare, implacable et violent, plein d’une âpre rhétorique, suit pas-à-pas les récits de Tite-Live et d’Ovide, de la naissance des désirs criminels et adultères de Tarquin jusqu’au suicide de l’héroïne outragée. Ce n’est pas l’événement en lui-même qui intéresse le poète, ni ses conséquences politiques (le renversement de la royauté à Rome), mais les tourments intérieurs des deux personnages, le criminel et sa victime. Shakespeare s’arrête longuement sur les moments qui suivent le viol, sur cet intervalle qui sépare l’attentat du retour de Collatin, l’époux de Lucrèce, à qui celle-ci va dénoncer le crime avant de se donner la mort. Le récit comporte ici une adjonction notable, le seul apport significatif de Shakespeare à la trame narrative antique.
Tombe sous les yeux de la jeune femme en proie au désespoir une toile pendue au mur, qui représente le siège de Troie. La description de cette œuvre va occuper plus de deux-cents vers (1366-1568), avec une écriture très complexe, qui mêle description du tableau par le poète-narrateur et interventions en monologue de Lucrèce :
D’emblée est souligné le caractère vivant de cette peinture, puisque non seulement l’armée grecque paraît animée du désir de destruction, mais que le ciel lui-même semble se pencher vers la ville. Ainsi, in scorn of nature, art gave lifeless live : « la nature bravant, l’art fait vivre sans vie » (1374).
La description combine une vue générale de la ville et des combattants et des portraits de héros (Ulysse, Ajax, Nestor). Ce qui caractérise ce tableau, selon le poète qui l’imagine, c’est l’expressivité, qui débouche sur l’illusion de la vie et même du mouvement. Par exemple, le peintre mêle aux combattants quelques lâches :
Les yeux d’Ajax roulent de colère (1398), la barbe de Nestor semble frétiller (1405-1406). L’image semble inviter le spectateur à s’investir dans l’œuvre, pour se représenter ce qui n’est pas montré : le poète prépare ainsi l’intervention ultérieure de Lucrèce, qui va s’inclure dans la scène représentée :
Une autre caractéristique de cette description est qu’elle embrasse d’un seul regard des moments différents de la guerre de Troie : Ajax et Ulysse, rapprochés dans la même strophe, semblent se disputer les armes d’Achille après sa mort, calmés par la parole de Nestor. Or Achille, on l’a vu, semble toujours en vie… Le regard de Lucrèce, dès lors qu’il intervient (1443 sq.) condense encore plus les événements, comme si tous les malheurs de Troie confluaient vers le sien : se succèdent morts de Priam, d’Hector, de Troïlus, trahison de Sinon. Les mêmes personnages, tel Priam, apparaissent en plusieurs endroits du tableau.
L’intervention de Lucrèce marque en effet un tournant dans l’ekphrasis : à la description prise en charge par la voix narrative se mêlent en effet les commentaires de la jeune femme, qui lui donnent un caractère de plus en plus subjectif. On se focalise sur un temps précis, celui de la prise de la ville, comme si Lucrèce projetait sur le tableau le désastre de sa propre destruction :
La première figure qui attire son regard est celle d’Hécube : Hécube ravagée, fixant des yeux le cadavre de Priam :
C’est alors Lucrèce qui va prêter sa voix à la reine muette du peintre, fustigeant notamment l’inconduite de Pâris, dont la lubricité fut la cause de tous les malheurs de Troie, comme Tarquin des siens. Le cadre de l’ekphrasis vole alors en éclats : Lucrèce donne vie et parole au tableau en y investissant sa propre souffrance, qui se nourrit en retour de la douleur qui s’y exprime. Ut pictura poesis, selon le mot galvaudé d’Horace ? Non : ici, avec Shakespeare, la poésie dépasse en intensité toute représentation figurée.