Micrologies

Rouge


Mondrian Nuage rouge
P. Mondrian, Le Nuage rouge, via Wikimedia Commons

Le Nuage rouge de Mondrian (1907) comptait assez aux yeux d’Yves Bonnefoy pour qu’il ait donné le nom ce tableau, conservé au Gemeentemuseum de La Haye, à l’un de ses recueils critiques (1), où l’on trouve précisément « Quelques notes sur Mondrian ». Ces pages sont denses et difficiles, parce que, comme souvent, Bonnefoy y évite le mode de l’assertion. Parlant à la fois de l’œuvre et de l’écho qu’il y repère avec sa propre poétique, il décrit ainsi le tableau :

« Deux étendues, l’une bleu azur l’autre verte, séparées par une ligne où se nouent un autre bleu et du noir, qu’une trace de blanc irise : mais vers le haut, centre qui va, matière soudain lumière, la masse rouge orangé du grand nuage. »

Notons que cette description recourt à deux registres : celui de la pure couleur, et celui de la figuration avec la mention du nuage qui donne son titre au tableau : de fait, cette toile appartient à la période passionnante où le peintre invente peu à peu l’abstraction. Certes, selon Bonnefoy, le tableau « ne cherche guère à représenter ou même évoquer les choses du monde », certes « le pinceau y est souvent perceptible », mais tel élément malgré tout « suggère », « signifie ». « Ce tableau ce fut donc aussi un regard, où méditait l’affection, où passait même le rêve. » Par l’intensité de sa couleur et de sa forme, le nuage paraît « la lettre d’un alphabet inconnu », il est un signe qu’on pressent « augural ». En ce sens, le tableau n’est-il pas figuratif, suggérant « comme un surcroît d’être, une parole, une présence divine » ? Mais, comme toujours, Bonnefoy s’arrête au seuil de la métaphysique. Ce « grand signe […] n’offre pas, au second regard, la netteté des épiphanies qu’aimaient évoquer les anciens peintres ». Ce qui se donne à voir, c’est « la beauté et non le divin », un événement dont « [l’] absolu ne va durer qu’un instant », « si bien qu’en contemplant ce feu clair, je sais que dans quelques secondes, et peu importe si ce tableau va rester, le hiéroglyphe aura disparu ». « Il y a eu une ombre d’épiphanie, un peintre a cru percevoir la forme qui se détache du rien du monde, la flamme qui transfigure », mais le peintre perçoit aussi que c’est là un « mirage », qui n’est « qu’un reflet déformé de son désir qui se cherche. »

On peut trouver un commentaire de ces pages dans le livre de Mireille Séguy, Trois gouttes de sang sur la neige. L'autrice rappelle que Bonnefoy fait systématiquement du rouge « la marque de l’affleurement de la Présence ». Cette couleur « manifeste pour lui l’exercice de ce qu’il appelle "l’outre-regard ", qui s’oppose à l’ordre conceptuel en rendant sensible la transcendance dans l’immanence ». La couleur rouge, ainsi, « manifeste le débord de la vie » ; elle est aussi « la marque d’une "lettre" qui en appelle à être déchiffrée », comme le « "chiffre" même de la vie psychique de l’auteur ». Selon Bonnefoy lui-même, « ce rouge on ne sait si rêvé ou transcendantal, c’est bien aussi, n’est-ce pas ? le chiffre d’un en-plus de l’esprit – de ses intuitions – sur la pensée ordinaire ».

1. Y. Bonnefoy, Le Nuage rouge, Paris, 1992 [1977] ; voir p. 127-136.
2. M. Séguy, Trois gouttes de sang sur la neige, Paris, 2021, p. 217-219.
3. Y. Bonnefoy, L’improbable et autres essais, Paris, 1999, [1953], cité par Séguy, op. cit. p. 219.



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