Le Nuage rouge de Mondrian (1907) comptait assez aux yeux d’Yves Bonnefoy pour qu’il ait donné le nom ce tableau, conservé au Gemeentemuseum de La Haye, à l’un de ses recueils critiques (1), où l’on trouve précisément « Quelques notes sur Mondrian ». Ces pages sont denses et difficiles, parce que, comme souvent, Bonnefoy y évite le mode de l’assertion. Parlant à la fois de l’œuvre et de l’écho qu’il y repère avec sa propre poétique, il décrit ainsi le tableau :
Notons que cette description recourt à deux registres : celui de la pure couleur, et celui de la figuration avec la mention du nuage qui donne son titre au tableau : de fait, cette toile appartient à la période passionnante où le peintre invente peu à peu l’abstraction. Certes, selon Bonnefoy, le tableau « ne cherche guère à représenter ou même évoquer les choses du monde », certes « le pinceau y est souvent perceptible », mais tel élément malgré tout « suggère », « signifie ». « Ce tableau ce fut donc aussi un regard, où méditait l’affection, où passait même le rêve. » Par l’intensité de sa couleur et de sa forme, le nuage paraît « la lettre d’un alphabet inconnu », il est un signe qu’on pressent « augural ». En ce sens, le tableau n’est-il pas figuratif, suggérant « comme un surcroît d’être, une parole, une présence divine » ? Mais, comme toujours, Bonnefoy s’arrête au seuil de la métaphysique. Ce « grand signe […] n’offre pas, au second regard, la netteté des épiphanies qu’aimaient évoquer les anciens peintres ». Ce qui se donne à voir, c’est « la beauté et non le divin », un événement dont « [l’] absolu ne va durer qu’un instant », « si bien qu’en contemplant ce feu clair, je sais que dans quelques secondes, et peu importe si ce tableau va rester, le hiéroglyphe aura disparu ». « Il y a eu une ombre d’épiphanie, un peintre a cru percevoir la forme qui se détache du rien du monde, la flamme qui transfigure », mais le peintre perçoit aussi que c’est là un « mirage », qui n’est « qu’un reflet déformé de son désir qui se cherche. »
On peut trouver un commentaire de ces pages dans le livre de Mireille Séguy, Trois gouttes de sang sur la neige. L'autrice rappelle que Bonnefoy fait systématiquement du rouge « la marque de l’affleurement de la Présence ». Cette couleur « manifeste pour lui l’exercice de ce qu’il appelle "l’outre-regard ", qui s’oppose à l’ordre conceptuel en rendant sensible la transcendance dans l’immanence ». La couleur rouge, ainsi, « manifeste le débord de la vie » ; elle est aussi « la marque d’une "lettre" qui en appelle à être déchiffrée », comme le « "chiffre" même de la vie psychique de l’auteur ». Selon Bonnefoy lui-même, « ce rouge on ne sait si rêvé ou transcendantal, c’est bien aussi, n’est-ce pas ? le chiffre d’un en-plus de l’esprit – de ses intuitions – sur la pensée ordinaire ».