Micrologies

Montaigne et Fontenelle


Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison, qu’à en chercher la verité : Ils passent par dessus les presuppositions, mais ils examinent curieusement les consequences. Ils laissent les choses, et courent aux causes. Plaisans causeurs. La cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte des choses : non à nous, qui n’en n’avons que la souffrance. […] Ils commencent ordinairement ainsi : Comment est-ce que cela se fait ? mais, se fait-il ? faudroit-il dire.

Ce passage de Montaigne (1) trouve un écho, un siècle plus tard, dans la fameuse histoire de la Dent d’or rapportée par Fontenelle (2) et qui fit les beaux jours des classes de français des lycées : des savants élaborent des théories fumeuses pour expliquer comment un enfant a pu naître avec une dent en or, avant que l’on ne s’aperçoive de la supercherie : la dent était fausse : « Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. »

De Montaigne à Fontenelle, le lien se fait sans doute par Pierre Bayle, lequel dans ses Pensées diverses sur la comète (1681) cite précisément ce passage des Essais. Il ne faut pas méconnaître cependant la différence d’approche, d’un siècle à l’autre : avec Bayle et Fontenelle, on est au temps des premières Lumières, qui lient pratique expérimentale et critique de la superstition. Montaigne, quant à lui, allie comme souvent scepticisme et fidéisme, s’en remettant à Dieu (« celuy, qui a la conduitte des choses ») pour l’appréhension de causes qui dépassent l’homme. Il ne s’attaque pas aux erreurs de la raison (que l’approche scientifique entend éviter et corriger), mais à la faiblesse intrinsèque de l’esprit humain : « Je resvassois presentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. » On ne trouve pas de posture rationaliste chez lui, ni non plus l’ironie qui souvent accompagne celle-ci : la distance sceptique se marque par un jeu de langage qui oppose « chose » et « cause » malgré leur étymologie commune, et qui souligne la polysémie de « causeur », renvoyant à une vaine rhétorique la recherche des causes.

1. Montaigne, Essais, III, 10, « Des boyteux », Bibl. de la Pléiade p. 1072.
2. Fontenelle, Histoire des oracles, 1687, I, IV.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.