Micrologies

Mort de Pétrone


Au livre XVI des Annales, Tacite exprime sa lassitude et son dégoût (taedium) face à la monotonie répétitive des événements qu’il est amené à raconter : les condamnations arbitraires prononcées par Néron à la suite de la conjuration de Pison en 65 et les suicides qui s’ensuivent :

Etiam si bella externa et obitas pro re publica mortis tanta casuum similitudine memorarem, meque ipsum satias cepisset aliorumque taedium expectarem, quamuis honestos ciuium exitus, tristis tamen et continuos aspernantium : at nunc patientia seruilis tantumque sanguinis domi perditum fatigant animum et maestitia restringunt. Neque aliam defensionem ab iis quibus ista noscentur exegerim, quam ne oderim tam segniter pereuntis (XVI, 16).

Quand même des guerres étrangères et des morts affrontées pour l’État seraient l’objet de mes récits, une telle uniformité d’événements m’aurait lassé moi-même, et me ferait craindre l’ennui des autres, qui repousseraient l’histoire de ces morts de citoyens, morts honorables, je le veux bien, mais tristes et sans interruption. Combien plus cette soumission d’esclave et ces flots de sang perdus en pleine paix fatiguent l’âme et étreignent douloureusement le cœur ! Un mot sera ma seule défense : que ceux qui prendront connaissance de ces faits me permettent de ne pas haïr des victimes si lâchement résignées. (Trad. H. Goelzer, d’après Burnouf).

Même si la crainte exprimée tout d’abord est celle d’un manque de variété dans le récit, la condamnation de Tacite est bel et bien d’ordre éthique : « soumission d’esclave », « lâchement résignées » : le jugement est sévère ici et plein d’une sombre ironie dirigée non tant contre l’arbitraire néronien que contre ses victimes mêmes, auquel l’historien reproche leur acceptation passive. Tout au plus concède-t-il à ces membres d’illustres familles le droit à une mention particulière dans l’histoire. Après Sénèque, Lucain et bien d’autres, ce sont d’autres personnages qui tombent, dans la même cohorte (eodem agmine) : Méla, frère de Sénèque et père de Lucain, Cérialis, Crispinus et Pétrone (XVI, 17).

Cependant, Tacite s’attarde particulièrement sur ce dernier personnage, que l’on identifie généralement à l’auteur du Satiricon (XVI, 18-19). C’est dans le sombre contexte qui vient d’être évoqué qu’il convient de lire cette page fameuse. Pétrone, en effet, se distingue du reste de la fournée de condamnés. Tacite rappelle son passé de voluptueux, mais note aussi qu’il fut capable d’efficacité dans la gestion des affaires publiques. Proche de Néron, il est victime de la jalousie de Tigellin, le préfet du prétoire. Mais ce qui le distingue, c’est surtout le genre de mort qu’il choisit. Contraint comme tout un chacun au suicide, il ne précipite rien : neque tamen praeceps uitam expulit : « il ne rejeta pas brusquement la vie » : il se fait ouvrir, refermer, rouvrir les veines suivant son caprice : rien qui puisse donner à sa fin l’allure d’une mort forcée (ce qu’elle était pourtant). Iniit epulas, somno indulsit, ut quamquam coacta mors fortuitae similis esset : « il se mit à table, se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle. » Pas de codicille flatteur envers Néron et Tigellin, dans son testament, mais un mémoire sur la vie dissolue du prince ; il brise enfin son anneau (son sceau) pour qu’on ne puisse abuser de son nom pour de nouvelles accusations.

Ce qui semble séduire Tacite ici, c’est cette souveraine indépendance, qui ignore (autant que possible) la tyrannie et refuse de s’y soumettre précipitamment. Comme si la mort de Pétrone valait mieux que les suicides « stoïciens » qui la précèdent et qui la suivent, mieux que la hâte avec laquelle ces grands personnages s’empressent même de devancer leur condamnation.



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