Parmi les pages les plus justement célèbres du Journal de Samuel Pepys (1633-1703), figurent celles qui concernent le Grand Incendie de Londres (sept. 1666), dont il fut un observateur privilégié. Outre les détails dont elles fourmillent (sur les lieux, les gens, les ravages des flammes), elles présentent l’intérêt de retracer le comportement du diariste pendant ces quelques jours, et de nous permettre d’en discerner l’évolution (1).
Le récit de la première journée (2 septembre) est le plus développé et le plus spectaculaire. Alerté à 3h du matin par sa servante qui avait aperçu des flammes au loin, Pepys se rendort pourtant. Réveillé à 7h, il s’habille à la hâte et sort pour observer les dégâts, d’abord depuis la Tour de Londres, proche de son domicile, puis en traversant la Tamise. Il s’alarme pour ses proches, il a « l’angoisse au cœur », déplore la destruction de la maison du « malheureux Mitchell » et s’attarde sur les « malheureux pigeons » qui tombent, les ailes grillées en plein vol. Mais c’est un autre lexique qui revient sans cesse dans le récit, celui de l’observation : « Un tableau désolant s’offrit à mes yeux » ; « durant le temps que j’observai la scène » ; « ayant vu […] et observé […], j’observai en outre que […]. Qu’observe-t-il ? Les progrès de l’incendie, bien sûr, mais aussi « que personne ne tentait de l’éteindre, chacun ne se souciant que de sauver ses propres biens en abandonnant le reste aux flammes ». En fonctionnaire responsable, il décide alors d’agir, se rend au palais de Whitehall où on le presse de questions ; mis en présence du roi, il lui dit que seule la destruction préventive de maisons menacées pourrait arrêter le feu. Il se charge de transmettre les ordres donnés en ce sens au Lord-maire, dans la Cité. Pendant le trajet de retour, il remarque à nouveau « que les gens étaient dans un état voisin de l’égarement et qu’aucun moyen n’était mis en place pour éteindre l’incendie ». Toute la journée il parcourt la ville, toujours « pour observer l’incendie » qu’il décrit non sans quelque grandeur dans l’écriture :
Cependant, les jours suivants, le point de vue se rétrécit un peu, comme la conscience altruiste du diariste : le 3 septembre, dès 4h du matin, il se préoccupe de mettre en sûreté ses biens les plus précieux, chargés sur une charrette, qui est mêlée dans la rue à d’autres charrettes : « Quel spectacle, Seigneur ! que celui de ces rues, de ces artères grouillantes de gens qui se précipitaient à pied, à cheval ou essayaient de se procurer des charrettes à tout prix pour emporter ce qui leur appartenait. » Les difficultés matérielles prennent le dessus dans le récit : sans feu, sans meubles, on se nourrit de restes et on dort sur le plancher. Le rayon d’action se réduit : Pepys sort moins du quartier où il travaille et réside : il cherche à protéger les locaux de son bureau ; l’épuisement commence à se faire sentir ; le récit se fait plus désordonné. Le 5 : « Mais depuis dimanche dernier le temps s’est étiré d’étrange manière au point qu’on dirait qu’une bonne semaine s’est écoulée depuis, tant mes activités ont été nombreuses et diverses, et mon sommeil écourté. J’en avais presque oublié le jour de la semaine. »
Certes Pepys continue à travailler, à se préoccuper de son service au Bureau de la Marine et des siens. Mais le changement de ton dans le journal est évident : on voit en quelques jours commencer à se relâcher quelque peu, sous l’effet de la catastrophe, les repères et les priorités éthiques de cet homme pourtant si structuré. La fatigue, l’inquiétude, les soucis matériels lui font oublier un peu la distance critique du premier jour. Il adopte pour lui-même certains comportements de survie qu’il déplorait au début chez les autres. Son récit est un témoignage précieux sur l’affaiblissement progressif et inévitable des repères dans une situation extrême. Mais la grande qualité de Pepys, qui rédige ces pages de son journal d’un bloc, après la fin de l’incendie qui aura duré cinq jours, c’est, ici comme ailleurs, de ne rien dissimuler de ses contradictions.