Dans le bestiaire antique, la girafe fut longtemps un animal plus connu par ouï-dire que de visu. La notice que lui consacre Pline l’Ancien (VIII, XXVII, 69) est d’une singulière imprécision : il la classe entre le chameau et le lynx.
Méconnaissance de l’animal, comme le montre le recours systématique à l’analogie pour le décrire (y compris dans son nom de camelopardalis, « chameau-panthère », ce qui en fait une sorte de chimère ; mais aussi manque d’intérêt : cet animal trop pacifique ne peut figurer dignement dans les combats de l’amphithéâtre.
Aucune description, cependant, n’est plus précise que celle qu’en donne Héliodore (IIIe ou IVe siècle) dans son roman des Éthiopiques (X, 27) :
Bien que recourant aussi à l’analogie, la description d’Héliodore témoigne d’une information plus précise (longueur du cou, démarche) voire d’une connaissance directe de l’animal. Mais Héliodore n’est pas un naturaliste ; c’est un romancier. L’apparition de la girafe, qui fait partie des curiosités exotiques que l’on trouve dans son œuvre, répond à des intentions narratives particulières. L’action de ce roman, censé se dérouler au Ve siècle av. J.-C., mène le lecteur depuis la Grèce jusqu’à l’Éthiopie, où trouve place le dénouement (livre X). Le roi éthiopien de Méroé, Hydaspe, reçoit un présent extraordinaire, une girafe, de ses alliés « Auxomites », (sans doute les habitants du territoire d’Aksoum, situé encore plus au sud). Même les habitants de la lointaine Méroé, selon Héliodore, n’avaient encore jamais vu de girafe. Ce décalage de point de vue (comme la description le montre, la girafe était un animal correctement documenté à l’époque d’Héliodore) permet au romancier de souligner dans sa description l’étrangeté de cet animal : ζῴου τινὸς εἶδος ἀλλοκότου τε ἅμα καὶ θαυμασίου τὴν φύσιν, « un animal d’une espèce étrange, merveilleuse » ; une chimère composée de pièces hétéroclites et disproportionnées d’animaux différents ; une démarche au rebours (ὑπεναντίως) de celle de tous les autres animaux, terrestres ou aquatiques.
L’effet produit sur les assistants par cette créature est considérable (XXVIII, 1-2) : Τοῦτο φανὲν τὸ ζῷον τὸ μὲν πλῆθος ἅπαν ἐξέπληξε [...]· ταράχου γε μὴν τὴν πανήγυριν ἐνέπλησε : « La vue de cet animal frappa d’étonnement le peuple […]. Son apparition provoqua un grand tumulte dans l’assemblée. » Sur-le-champ, on invente pour cet animal qui ne ressemble à rien le nom de camélopardalis. Mais l’effet de stupéfaction s’étend aussi aux autres animaux présents, chevaux, et taureaux prêts pour le sacrifice : Ξένου δὲ καὶ ἀήθους καὶ τότε πρῶτον ἀλλοκότου ζῴου φανέντος οἱονεὶ πρὸς φάσμα διαταραχθέντες, πτοίας τε ἐνεπίμπλαντο : « Cet animal étrange, inconnu, ce monstre nouveau pour eux les troubla comme l’apparition d’un fantôme ; ils furent épouvantés. » (2). Un taureau, deux chevaux affolés rompent leurs liens et s’élancent dans la foule, y semant la panique. Ce degré supplémentaire de confusion vient perturber le sacrifice en cours, dans lequel Théagène, le héros du roman, doit être offert en victime aux dieux, comme prisonnier de guerre. Théagène, échappant à ses gardes, accomplit alors l’exploit de dompter le taureau en furie. C’est la première des épreuves qui lui sauveront la vie.
L’arrivée de la girafe, événement mineur, est ainsi le début d’une chaîne d’actions, de coïncidences et d’interventions inattendues qui précipitent le dénouement du roman. L’excursus descriptif pittoresque devient alors le point de départ déterminant d’un enchaînement narratif essentiel. Le caractère providentiel du destin du héros (attesté ailleurs par des signes indirects, oracles ou songes), se confond en fait avec l’habile agencement du récit, dont le conteur-démiurge organise savamment les circonstances.