Micrologies

Préciosité


La préciosité, une invention de Molière ? C’est (en raccourci…) ce que suggère Georges Forestier dans sa biographie du dramaturge (1). Le problème qui se pose à Molière de retour à Paris en 1658, explique-t-il, est de faire vivre sa troupe par des spectacles nouveaux. Il vient notamment de recruter Jodelet, célèbre acteur sur le déclin, pour lequel il souhaite écrire un rôle conforme à son type comique, celui du « valet déguisé en noble ridicule », personnage que Jodelet jouera effectivement sous son propre nom dans la pièce nouvelle, Les Précieuses ridicules. L’intérêt de la biographie de Forestier est précisément de montrer comment Molière sait tirer parti des circonstances pour élaborer ses spectacles. Son « coup de génie », ici, est d’exploiter la publication, en 1658, d’un recueil collectif dû surtout à la plume de Charles Sorel. On y trouve notamment la réédition de ses Lois de la galanterie de 1644, où il se moquait de l’aristocratie mondaine. Ce sont ces dix-huit lois qu’applique ridiculement Mascarille dans les Précieuses, pièce écrite la même année. Dans le même recueil est reprise aussi une "Carte du Royaume des Précieuses" qui parodie la célèbre "Carte de Tendre" publiée cinq ans plus tôt dans la Clélie de Madeleine de Scudéry. En imaginant une forme spécifique de la galanterie, « ce petit texte [de Sorel] donnait à imaginer l’existence réelle d’un groupe de femmes précieuses et d’un mouvement précieux ». Ce n’est, pour G. Forestier, qu’une feinte destinée à accréditer la plaisanterie, mais le terme est repris plus sérieusement et popularisé par l’abbé de Pure dans son roman La Précieuse ou le Mystère des ruelles (1656-1658) : on y voit un jeune homme « en quête de la plus parfaite des dames galantes, qualifiée pour cela de « précieuse » ». C’est cette constellation littéraire et mondaine dans laquelle vient s’inscrire la comédie de Molière, qui feint de donner une consistance sociale à une plaisanterie mondaine.

Cependant, « comme le langage précieux n’existait pas, il revint à Molière de l’inventer ». Pour cela le dramaturge démultiplie « les tics langagiers de la société galante », tels que les adverbes intensifs ("furieusement", "infiniment"…), les innovations lexicales, les métaphores saugrenues. Dans une parfaite unité de ton, « sans faire dévier le dialogue de la plus parfaite élégance, Molière inventa un nouveau comique par un va-et-vient permanent entre les figures reprises à l’usage galant (mais démultipliées) et les figures hyperboliques propres au burlesque, va-et-vient qui établit une continuité de la surenchère. »

Le succès de la pièce déclenche ensuite une mode littéraire qui échappe à Molière, y compris par des contrefaçons et des éditions non autorisées. Par exemple le libraire Ribou publie en 1661 un Grand Dictionnaire des précieuses, lequel prétend donner une « clé » qui, « traduisant en clair les pseudonymes du dictionnaire, dévoilait les noms de toute la bonne société parisienne, enrôlée sous la bannière précieuse ». Selon Forestier, cette publication a induit en erreur des générations d’historiens, qui ont manqué l’essentiel : « que l’idéal mondain, qui avait nom "galanterie", était tout autre et que la préciosité n’a jamais existé autrement que dans le cadre de jeux parodiques, dont la plus belle réussite demeure Les Précieuses ridicules de Molière [...] ».

Le principal titre de gloire de Molière, selon Forestier, est ainsi d’avoir « fait découvrir une forme inédite de comique, issue de la parodie des usages mondains. […] Cette nouvelle manière de faire du théâtre fut vite mise au crédit d’un véritable artiste : était artiste en ce temps-là celui qui parvenait à créer l’illusion de concurrencer la nature. » Molière, de fait, ne cessera de creuser cette veine dans son œuvre ultérieure.

1. G. Forestier, Molière, Paris, 2018, p. 124-131.



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