L’autre roman de Cervantès, Les Travaux de Persilès et Sigismonde, baigne, dans sa première moitié, dans une étrange atmosphère onirique. C’est un « roman grec », inspiré des Éthiopiques d’Héliodore, où personnages, identités, genres se confondent, dans un labyrinthe d’îles septentrionales imaginaires, où les surprises et les détours de la navigation répondent aux incertitudes des sentiments (1). Ce n’est pas la moindre de ces étrangetés, pour le lecteur non prévenu, que le titre même du roman : « Persilès « et « Sigismonde » semblent ne jamais devoir apparaître dans ce livre, dont les héros sont toujours nommés Periandro et Auristela. Il faut attendre presque la moitié de l’ouvrage (II, 5), pour que Periandro laisse échapper leurs véritables noms, dans un aparté que personne n’a entendu, sauf le lecteur, bien sûr (et de cette inadvertance, Periandro se mord les lèvres). Cependant, le narrateur continue imperturbablement à utiliser les mêmes noms controuvés jusqu’à la toute fin du roman (IV, 12), où, enfin, un chapitre s’intitule « Où l’on dit qui étaient Periandro et Auristela ». Un retour en arrière amène alors le début de l’histoire des deux héros, désormais rebaptisés Persilès et Sigismonde. Pour expliquer ce changement de noms, le narrateur recourt à des événements antérieurs au début du roman, antérieurs même à de précédents retours en arrière peu explicites. Et pourtant l’identité « véritable » des deux personnages était déjà donnée par le titre... Ce procédé installe une véritable instabilité : comment le lecteur peut-il accepter, sans renâcler, de voir rebaptisés in extremis des personnages dont toutes les nombreuses aventures ont eu pour héros Periandro et Auristela ?
Mais cette incertitude en redouble une autre, celle qui porte sur les liens entre les deux jeunes gens : visiblement épris l’un de l’autre, ils se présentent cependant comme frère et sœur, contre toute évidence ; et le lecteur est amené à penser que ce n’est pas là une simple ruse pour protéger leurs amours (comme pour Théagène et Chariclée chez Héliodore) : ils semblent se considérer vraiment comme tels dans leurs échanges intimes. De fait, la nature de leur relation reste jusqu’au bout indécidable. Ce « bougé » dans le statut et l’identité des héros crée une forte incertitude, assumée par la narration, et qui ne sera levée qu’à la toute fin, quand seront levés les obstacles qui s’opposaient à l’union des deux jeunes gens. Cela va bien avec la mobilité déjà baroque qui enveloppe comme d’un nuage onirique tout le début du livre : errances maritimes, fluctuations des sentiments et des identités vont de pair.
Pour le lecteur d’aujourd’hui, l’effet produit est celui d’une forte modernité, aussi sensible que celle du Don Quichotte : dérivant sans doute du roman grec et du roman de chevalerie, le texte apparaît surtout comme une remise en cause des codes de vraisemblance et de cohérence de la fiction romanesque. En allait-il de même au temps de Cervantès ? Ce qui est sûr, c’est que, peu à peu, le récit finit par s’orienter : les brouillards se dissipent, l’errance se change en pèlerinage vers Rome, point focal autour duquel vont s’ordonner et se mettre en place in fine tous les fils de la narration.