En 2011-2012, Roger Chartier a consacré une double séance de son cours au Collège de France à Richard II, la pièce historique de Shakespeare (1).
Après Kantorowicz, il voit dans cette pièce une des meilleures illustrations de la théorie des « deux corps du roi », qu’il résume ainsi : le corps naturel, physique du roi, est sujet aux maladies, à la mort. Le corps politique du monarque, lui, est incorporé à celui de ses sujets comme la tête l’est aux membres. Il ne meurt jamais, transféré à chaque fois sur un autre corps naturel. Le modèle est théologique, c’est celui de la double nature du Christ, humaine et divine. Inspirée par des chroniques qui relatent un règne vieux de deux siècles, la pièce de Shakespeare met ainsi en scène la déposition du roi Richard par le Parlement, événement qui dissocie le corps physique du roi de sa fonction politique.
Mais ce drame historique entre aussi en résonance, selon R. Chartier, avec l’actualité politique de la fin du XVIe siècle, en l’occurrence avec la question dynastique qui se pose dans l’Angleterre de Shakespeare. La reine Elizabeth n’ayant pas eu d’enfant, qui sera son successeur légitime ? Qui sera chargé de désigner celui-ci, et, plus particulièrement, quel doit être le rôle du Parlement dans le processus successoral ? En montrant sur la scène le roi Richard II, Shakespeare propose non seulement un récit de sa déposition, mais aussi une méditation qui questionne la portée politique actuelle de cet événement. En effet, dans le processus de destitution de ce monarque, le Parlement a joué un rôle fondamental, évoqué dans une scène capitale, qui est plus ou moins longue selon les éditions…
La question qui se pose en Angleterre au temps de Shakespeare, c’est celle du rapport entre le roi et le Parlement. Celui-ci peut il agir séparément du roi et le déposer (comme pour Richard) ou encore lui choisir un successeur (comme pour Elizabeth) ? h Ainsi, les drames historiques de Shakespeare posent à travers les exemples du passé des questions juridiques contemporaines à leur écriture. « Un passé maintenu comme présent », selon la formule de Chartier.
Dans une scène centrale de la pièce (III, 2), Richard se voit abandonné par toutes les forces du royaume et réduit – malgré lui – à son corps naturel, dont la dignité royale n’est plus qu’une apparence fantomatique. Dans une autre scène (III, 3) se pose la question de la transition monarchique : abdication volontaire de Richard ou déposition du monarque ? Dans ce deuxième cas, quelle légitimité pour la force exercée contre le roi ? Une troisième scène, qui a lieu au Parlement, montre justement la résistance de Richard ; rien n’est simple dans le processus de son abdication, qui s’accomplit pourtant. Une autre question encore concerne la position du Parlement : faut-il considérer qu’il intervient après l’abdication du roi pour la valider, ou avant celle-ci pour la décider, comme c’est le cas chez Shakespeare, en tout cas dans les versions les plus complètes de son texte, qui a varié selon les éditions ? Plus que de défendre une thèse, il s’agirait donc pour le dramaturge de déployer une complexité.
Si l’on comprend bien Chartier, Shakespeare ne propose pas dans Richard II une application directe au présent des leçons tirées d’un épisode ancien de l’histoire, mais une réflexion sur deux situations historiques analogues qui soulèvent des questions institutionnelles voisines, dont il s’agit seulement, pour le dramaturge, de suggérer la proximité.