Dans cette fantaisie onirique qu’est la comédie de Shakespeare, Comme il vous plaira, le personnage le plus fascinant est celui de Jaques, qui incarne le type même du mélancolique. Starobinski lui consacre quelques pages remarquables (1). Fuyant le monde, Jaques s’est réfugié dans la forêt d’Ardenne, où il mène la vie solitaire d’un misanthrope. « Shakespeare lui a donné, jusqu’à la caricature, tous les traits de la maladie à la mode : c’est un malcontent traveller, qui a vu les pays lointains, mais qui maintenant préfère aux hommes les animaux des bois. Il porte l’habit noir. Il cherche dans la musique à la fois un aliment et un soulagement pour son humeur sombre. » C’est ce personnage désabusé qui, dans une fameuse tirade, prononce la non moins fameuse sentence : All the world is a stage : « Le monde entier est un théâtre ». Totalement désengagé, il ne joue aucun rôle dans l’intrigue, ce qui ne satisfaisait pas tous les lecteurs : « Gardons-nous, ajoute Starobinski, de suivre George Sand et Théophile Gautier : séduits par ce personnage, ils auraient voulu modifier l’argument et le récrire en sorte que Rosalinde tombe finalement dans ses bras. Il eût ainsi renié sa mélancolie. »
À quoi pense le savant critique, qui livre cette remarque sans commentaire ni référence ? S’agissant de George Sand, il est aisé de retrouver l’allusion : une adaptation de la pièce de Shakespeare publiée en 1856 et sur laquelle l’autrice s’explique ainsi dans sa Préface :
De fait, à la fin de la version de Sand, Jacques tombe dans les bras de Célia, la fille du duc :
Le sentimentalisme romantique remplace et affadit l’humeur noire élisabéthaine… La vie n’est plus un songe ni un théâtre, et le rêve n’est plus que d’amour. Mais Gautier ?? Il faut avouer notre ignorance. Jaques, en effet, ne joue aucun rôle dans le marivaudage queer et vénéneux de Mademoiselle de Maupin, où les héros du roman endossent, travestis, les rôles de Comme il vous plaira.