Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils (1707-1777) est l’auteur de contes et de romans plus ou moins licencieux, dont les plus connus sont Le Sopha et Les Égarements du cœur et de l’esprit. L’un de ces textes, Les Heureux Orphelins (1754), se présente comme une « Histoire imitée de l’anglais » (1). L’intrigue, très librement adaptée d’un médiocre roman anglais, est centrée autour d’un personnage de libertin, le comte de Chester, qui prend peu à peu tant d’importance dans le texte français que, malgré le titre, les deux dernières parties du roman consistent en deux lettres dans lesquelles Chester prend la majeure et donne sa propre version des événements. Voici comment ce personnage raconte son retour à Londres après un séjour en France :
Une note de l’édition moderne suggère qu’il s’agit sans doute de Hamlet. À vrai dire, il n’y a qu’un seul fantôme dans Hamlet… On pourrait songer aussi à Macbeth, mais il est douteux qu’il faille chercher à identifier précisément la pièce dont il s’agit. Ne peut-on voir là plutôt la formulation d’un cliché assignant au théâtre de Shakespeare dans son ensemble une tonalité « gothique » avant l’heure ? Cliché français plutôt qu’anglais, et qui ne suppose pas une connaissance bien précise des différentes œuvres du dramaturge, dont le nom est certes connu en France (grâce à Voltaire), mais semble affecté ici d’un léger mépris.
Mais il y a autre chose : de quel « revenant » entend parler Chester, sinon de lui-même, qui rentre à Londres auréolé sans doute du prestige que lui a conféré son long séjour à Paris ? On reconnaît bien ici le discours équivoque des libertins : Shakespeare est instrumentalisé par Chester, qui entend utiliser les émois que ce dramaturge provoque chez les femmes pour en faire bénéficier ses propres entreprises galantes : les femmes n’ont-elles pas « communément les fantômes en grande vénération » ? C’est ce discours à double entente adressé à son ami qui donne la clé de son comportement au théâtre : lui, revenant, entreprend aussitôt, et en même temps, les trois jeunes femmes qu’il aperçoit dans une loge.