Micrologies

Néron dans Hamlet


L’empereur Néron fait une apparition dans Hamlet, dans un bref monologue du héros (III,2). Devant Hamlet qui joue la folie, Polonius lui annonce que sa mère voudrait lui parler. Resté seul, Hamlet se prépare à l’entrevue :

Tis now the very witching time of night,
When churchyards yawn and hell itself breathes out
Contagion to this world: now could I drink hot blood,
And do such bitter business as the day
Would quake to look on. Soft ! now to my mother.
O heart, lose not thy nature; let not ever
The soul of Nero enter this firm bosom :
Let me be cruel, not unnatural.

Voici venu le temps de nuit des sorcelleries,
Quand bâillent les cimetières, et que l’enfer lui-même souffle
La contagion sur ce monde. À présent je pourrais boire du sang chaud,
Et perpétrer un acte si amer que le jour
Frissonnerait de le voir. Doucement, d’abord chez ma mère.
Ô cœur, ne perds pas ta nature ! Jamais ne laisse
L’âme de Néron pénétrer cette ferme poitrine.
Soyons cruel, mais pas dénaturé. (Trad. J.-M. Déprats.)

Ce passage est étudié par Donatien Grau dans sa passionnante étude sur l’image de Néron dans la tradition occidentale (1).

Hamlet se positionne nettement contre [Néron] et, ce faisant, définit en regard sa propre identité de théâtre. Le moment dans lequel surgit le parallélisme entre le personnage et l’empereur est, justement, un moment de frontière entre l’humain et l’inhumain, le moment de la sorcellerie. Néron appartient à cet instant, car il est lui-même une créature de la frontière. Cependant il représente un passage du côté de l’inhumain auquel Hamlet ne se sent pas prêt à céder, et pourtant vers lequel il est attiré. La distinction faite entre « cruel » et « dénaturé » est essentielle : elle signale la différence entre l’exercice extrême du pouvoir — la « cruauté » — qui, dans la perspective de Hamlet, est encore acceptable, et le passage vers le non-humain, qu’il rejette. Néron est clairement du côté du non-humain.

Quel est alors le sens de ce caractère « dénaturé » ? « Il pourrait correspondre à l’étape qui suit la cruauté, le moment où elle prend une ampleur qui altère sa nature ; aussi il serait envisageable d’y voir la trace d’un vice différent de la cruauté et, pourquoi pas, l’inceste ». Car Hamlet vient de mentionner sa mère et Néron, dit-on, avait consommé l’inceste avec la sienne. « De la sorte, par le biais de Néron, ce serait bien le devenir monstre d’Hamlet qui se trouverait mis en scène. »

Cette dernière partie de l’analyse se heurte cependant à un obstacle : Grau, en effet, ne cite pas la fin de la tirade d’Hamlet et notamment le vers qui suit immédiatement et qui oriente le spectateur dans une tout autre direction :

Let me be cruel, not unnatural :
I will speak daggers to her, but use none ;
My tongue and soul in this be hypocrites ;
How in my words soever she be shent,
To give them seals never, my soul, consent !

Soyons cruel, mais pas dénaturé,
Je la poignarderai seulement de paroles.
Ma langue et mon âme, en cela, soyez hypocrites,
Que jamais, si fort que mes mots la tourmentent,
À les sceller en actes mon âme ne consente.

À quoi pense ici Hamlet ? Non pas à l’inceste, mais bien au meurtre. Il y a pour lui une différence : il peut être cruel en paroles avec sa mère, mais n’envisage pas de la poignarder. De fait, Néron, dans la tradition, est aussi (et d’abord) un fils dénaturé parce qu’il a fait assassiner Agrippine. Que le spectre de l’inceste puisse rôder dans la pièce de Shakespeare, sans doute ; mais il ne suffit pas pour le montrer d’une citation tronquée.

1. D. Grau, Néron en Occident, Paris, 2015, p. 247 sq.



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