Micrologies

Lavinia


De tout le corpus shakespearien, Titus Andronicus est sans conteste la tragédie la plus violente, la plus barbare, au point que son attribution a été parfois contestée, avant que les atrocités du XXe siècle ne viennent, hélas, conférer de la vraisemblance à cette accumulation de noirceurs. C’est une pièce « romaine », mais d’une romanité de fiction, puisque tous les personnages et les situations sont inventés par le dramaturge. L’action se situe vaguement dans un empire tardif où les Goths se mêlent aux Romains. Romaine, la pièce l’est cependant à un autre titre, puisqu’elle est nourrie par les récits les plus cruels de la littérature latine, puisés dans le Thyeste de Sénèque ou chez Ovide.

Un personnage en particulier condense cet héritage littéraire, c’est celui de la jeune Lavinia, dont le nom même est emprunté à l’Énéide de Virgile. Mais c’est en fait dans les Métamorphoses d’Ovide qu’on peut en trouver le modèle. Au livre VI de son poème (v. 412-674), l’auteur latin raconte longuement l’histoire de Procné et de Philomèle. Époux de la première, le roi Térée s’éprend de la seconde, qui en est la sœur, et la viole, comme Tarquin fait de Lucrèce chez Tite-Live ou, chez Shakespeare lui-même, dans le poème du Viol de Lucrèce. Pour empêcher la jeune femme de révéler à sa sœur l’horrible attentat, Térée lui coupe la langue dans une scène atroce :

Talibus ira feri postquam commota tyranni
nec minor hac metus est, causa stimulatus utraque
quo fuit accinctus, uagina liberat ensem
arreptamque coma flexis post terga lacertis
uincla pati cogit. Iugulum Philomela parabat
spemque suae mortis uiso conceperat ense:
ille indignantem et nomen patris usque uocantem
luctantemque loqui comprensam forcipe linguam
abstulit ense fero. Radix micat ultima linguae,
ipsa iacet terraeque tremens inmurmurat atrae;
utque salire solet mutilatae cauda colubrae,
palpitat et moriens dominae uestigia quaerit.
Hoc quoque post facinus (uix ausim credere) fertur
saepe sua lacerum repetisse libidine corpus
(1).

Ces menaces font naître la colère dans le cœur du tyran farouche et, avec elle, une crainte qui n’est pas moins forte ; excité par l’une et par l’autre, il tire du fourreau l’épée qui pend à sa ceinture, saisit la jeune fille par les cheveux, lui tord les bras derrière le dos et la charge de chaînes. Philomèle tendait la gorge ; à la vue de l’épée, elle avait espéré la mort ; mais, tandis que sa langue indignée invoque sans cesse son père et s’efforce de parler, Térée la lui saisit avec des pinces et la coupe avec son épée barbare ; la racine de la langue s’agite au fond de la bouche ; la langue elle-même tombe et, toute frémissante, murmure encore sur la terre noire de sang ; comme frétille la queue d’un serpent mutilé, elle palpite et, en mourant, elle cherche à rejoindre le reste de la personne à qui elle appartient. Même après ce nouvel attentat, dit-on (mais j’ose à peine le croire), Térée assouvit ses désirs à plusieurs reprises sur le corps qu’il avait torturé. (Trad. G. Lafaye.)

C’est alors que Philomèle tisse en lettres de pourpre (purpureas notas, v. 577), sur une toile blanche, l’histoire de son malheur. Procné, ainsi alertée, l’aide dans sa vengeance : les deux femmes tuent Itys, le fils de Térée et lui en font manger le corps à son insu. Après quoi tous sont métamorphosés en oiseaux.

Shakespeare aggrave l’horreur de ce récit et le place même au centre de son drame. Non seulement Lavinia a la langue tranchée par les bourreaux qui l’ont violée, mais ceux-ci lui coupent aussi les mains pour qu’elle ne puisse écrire son malheur. C’est dans cet état que la retrouve son oncle Marcus (acte II, sc. 4) :

Alas, a crimson river of warm blood,
Like to a bubbling fountain stirred with wind,
Doth rise and fall between thy rosèd lips,
Coming and going with thy honey breath.
But sure some Tereus hath deflowered thee,
And lest thou shouldst detect him cut thy tongue.
[…]
Fair Philomela, why she but lost her tongue,
And in a tedious sampler sewed her mind;
But, lovely niece, that mean is cut from thee.
A craftier Tereus, cousin, hast thou met,
And he hath cut those pretty fingers off
That could have better sewed than Philomel.

Hélas ! Un flot écarlate de sang tiède,
Comme une source bouillonnante agitée par le vent,
Monte et descend entre tes lèvres roses,
Va et vient avec ton souffle pur.
Mais un Térée t’a sans doute déflorée,
Puis, de peur d’être dénoncé, t’a coupé la langue.
[…]
La belle Philomèle, ah ! Ne perdit que la langue,
Et en un laborieux canevas put broder sa pensée,
Mais, tendre nièce, de ce moyen, te voilà amputée.
Un Térée plus retors, ma fille, a croisé ton chemin,
Et tranché ces jolis doigts
Qui auraient su broder mieux que Philomèle. (Trad. J.-P. Richard.)
-

. Le texte d’Ovide n’est pas seulement pour Shakespeare une référence savante à l’usage d’un public cultivé, il est intégré à la dramaturgie, bien connu des personnages eux-mêmes, tel l’oncle de Lavinia. C’est à l’imitation de Térée que ses bourreaux tranchent la langue de la jeune fille, c’est pour qu’elle ne puisse pas comme Philomèle les dénoncer qu’ils lui coupent en plus les mains. Comment Lavinia parviendra-t-elle à révéler ce qui s’est passé ? C’est encore par le moyen d’Ovide et d’un exemplaire des Métamorphoses qu’elle parvient tant bien que mal à feuilleter  (acte IV, sc. 1) :

TITUS
Help her! What would she find?—Lavinia, shall I read?
This is the tragic tale of Philomel,
And treats of Tereus’ treason and his rape.
And rape, I fear, was root of thy annoy.

MARCUS
See, brother, see! Note how she quotes the leaves.
TITUS
Lavinia, wert thou thus surprised, sweet girl,
Ravished and wronged as Philomela was,
Forced in the ruthless, vast, and gloomy woods?

TITUS
Aidez-là. Que cherche-t-elle ? Lavinia, veux-tu que je lise ?
C’est l’histoire tragique de Philomèle,
Elle parle de la trahison de Térée et de son viol,
Et dans le viol, je le crains, s’enracine son tourment.
MARCUS
Regarde, mon frère, sa façon d’examiner les pages.
TITUS
Lavinia, as-tu été, toi aussi, capturée, mignonne,
Violentée et outragée comme le fut Philomèle ?
Forcée au fond des bois obscurs et sans merci ?

Il ne reste plus à Philomèle qu’à tracer dans le sable le nom des agresseurs, à l’aide d’un bâton qu’on lui place dans la bouche. Il ne s’agit pas seulement de renchérir sur un texte déjà cruel, mais de l’utiliser comme moyen dramaturgique avec une force dont on trouverait peu d’exemples.

 Térée et Philomèle
Virgil Solis, Térée tranche la langue de Philomèle, via Wikimedia Commons.

1. Ovide, Métamorphoses, VI, 549-562.



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