Micrologies

Skeletos


« Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et n’estudie que moy. Et si j’estudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. [...] Il n’est description pareille en difficulté, à la description de soy-mesmes, ny certes en utilité (1). » C’est en ces termes que Montaigne justifie le recours qu’il fait à l’analyse de soi, se défendant du reproche d’orgueil et soulignant la difficulté de la tâche. Si défaut il y a, il est dans sa nature : « et ne doy cacher cette faute, que j’’ay non seulement en usage, mais en profession. » et ensuite : « Mon mestier et mon art, c’est vivre. Qui me defend d’en parler selon mon sens, experience et usage : qu’il ordonne à l’architecte de parler des bastimens non selon soy, mais selon son voisin, selon la science d’un autre, non selon la sienne. »

Un peu plus loin, Montaigne recourt à une image anatomique pour expliquer cette démarche : ce qu’il dit de lui-même, ce sont « eschantillons d’une montre particulière. Je m’estalle entier : C’est un skeletos, où d’une veue les veines, les muscles, les tendons paroissent, chasque piece en son siege (2). » Selon la note afférente de la Pléiade, Montaigne a pu trouver ce mot rare chez Plutarque : mais le skeletos, ce n’est pas ici le squelette « desséché », selon l’étymologie du mot, mais « le terme renvoie au contraire à une représentation anatomique, celle des livres médicaux où le squelette est littéralement mis en scène, celle de l’écorché, les « anatomies entières d’hommes morts qui se tiennent » qu’il avait remarquées au cours de son séjour à Bâle ». On pense bien sûr à Vésale. Le parallèle avec Ronsard suggéré par la même note (« je n’ay plus que les os, un Squelette je semble... ») paraît donc ici moins pertinent.

Cette image suit immédiatement le récit que Montaigne vient de faire de sa fameuse chute de cheval : il a évoqué son corps souffrant, et décrit une expérience au voisinage de la mort. Mais l’image macabre du skeletos tire la représentation de soi vers l’anatomie, vers la dépersonnalisation, vers la vanité. L’écriture de soi se mue ainsi en exercice d’humilité : c’est précisément ce qu’il voulait suggérer.

1. Montaigne, Essais, II, 6, « De l’exercitation », Bibl. de la Pléiade, 2007, p. 397.
2. Ibid. p. 398.



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