Dans son essai sur Proust, inégal et passionnant (1), François Bon note que la Recherche , ce roman du temps, n’est pas un roman de la chronologie. Il en relève une des impossibilités les plus manifestes : l’apparition de la « dame en rose » dans Combray, première intervention d’Odette dans le récit, seul témoignage de sa vie de cocotte avant la rencontre avec Swann (2). Or, justement, le narrateur enfant, qui est témoin de cette visite d’Odette à son oncle Adolphe, est censé plus tard dans le roman avoir le même âge que Gilberte, la fille d’Odette et de Swann, qui ne se connaissent pas encore lors de la visite à l’oncle Adolphe. Parler d’un « référent temporel élargi », comme le fait Bon, reste approximatif...
En fait, cette incohérence importe peu en soi, selon Bon, mais elle est révélatrice de la construction du roman proustien, qui procède par ce qu’il appelle des « nappes temporelles » (la métaphore est empruntée à Proust), qui se succèdent ou se chevauchent, chacune construite autour de ce qu’il appelle « un instant de temps référentiel nul ». Autour d’un point sans durée (comme le passage du sommeil à l’éveil, ou l’inverse) et d’un lieu (une chambre) « on va tenir tous les événements, personnages, narrations qui sont liés à la période cristallisée par ce point. Tout l’art de Proust tient à cette contradiction entre récurrence ou oscillation d’un point de durée nulle, et de la nappe biographique et fictive qu’il maintient alors dans le grand souffle circulaire de l’oeuvre (3). »
Cette technique, empruntée au roman russe, se retrouve, selon F. Bon, chez Joyce, V. Woolf ou Koltès. Le vocabulaire de type scientifique qu’il utilise se veut une référence au modèle oscillatoire développé par Louis de Broglie (équivalence entre onde et matière). « Au final, un ensemble de zones-temps étirées parfaitement dénombrables, et chacune liée à un point spatial tout aussi précis ». Ainsi, la Recherche est-elle construite sur un « fonctionnement par grandes plaques autonomes », comme une « architecture de moments tendus, superposés sans contact et tissant chacun son univers » (4).
De fait, le lieu autour duquel se cristallise l’épisode de la dame en rose, c’est la pièce réservée autrefois à l’oncle Adolphe à Combray, où le narrateur se réfugie pour lire, et à laquelle est associée un autre épisode distinct dans l’espace et dans le temps. Ainsi, « la Recherche est sans arrêt la totalité d’elle-même en chacun de ses points, […] elle fonctionne par nappes qui incessamment se superposent et se chevauchent, […] son mode d’avancée est fragmentaire et discontinu » (5).