Micrologies

L’Arioste et Ovide


On trouve dans le Roland Furieux de l’Arioste (XL, 29) cette belle strophe :

Come nel mar che per tempesta freme,
Assaglion l'acque il temerario legno,
Ch'or da la prora, or da le parti estreme
Cercano entrar con rabbia e con isdegno ;
iI pallido nocchier sospira e geme,
Ch'aiutar deve, e non ha cor né ingegno ;
Una onda viene al fin, ch'occupa il tutto,
E dove quella entrò, segue ogni flutto.

Comme la mer, qui gronde sous le vent,
Or à la proue, or sur les bastingages,
Assaille d’eau le vaisseau téméraire,
Et veut entrer avec violence et rage,
Et le blême nocher gémit, soupire,
Qui doit agir et n’a l’esprit ni l’âme,
Si qu’une vague entre dans le rafiot,
Et que la suit aussitôt tout un flot. (trad. M. Orcel)

Cette comparaison maritime est destinée à illustrer la prise de Bizerte, dont les murailles cèdent aux assauts redoublés des chevaliers francs :

Così dipoi ch'ebbono presi i muri
Questi tre primi, fu sì largo il passo,
Che gli altri ormai seguir ponno sicuri,
Che mille scale hanno fermate al basso.
(XL, 30).

Ainsi quand ces trois-là eurent conquis
Les murs, si large alors fut le passage
Que les autres sans crainte purent suivre,
Ayant fixé mille échelles en bas.

En fait, avec cette souveraine distance qui est la sienne, et son élégance dans le jeu littéraire, l’Arioste ne fait ici que retourner une comparaison d’Ovide, dont il inverse comparant et comparé. Dans les Métamorphoses, en effet, (XI, 524-536), le poète latin, décrivant le naufrage d’un navire, assimile, lui, l’assaut des vagues à celui d’une troupe armée :

Dat quoque iam saltus intra caua texta carinae
Fluctus ; et ut miles, numero praestantior omni,
Cum saepe adsiluit defensae moenibus urbis,
Spe potitur tandem laudisque accensus amore
Inter mille uiros murum tamen occupat unus,
Sic ubi pulsarunt nouiens latera ardua fluctus,
Vastius insurgens decimae ruit impetus undae
Nec prius absistit fessam oppugnare carinam,
Quam uelut in captae descendat moenia nauis.
Pars igitur temptabat adhuc inuadere pinum,
Pars maris intus erat : trepidant haud setius omnes,
Quam solet urbs aliis murum fodientibus extra
Atque aliis murum trepidare tenentibus intus.

Maintenant le flot s’élance à travers la trame de la carène aux flancs creux : il arrive parfois qu’un soldat, plus brave que tout le reste de la troupe, après avoir tenté à plusieurs reprises d’escalader les remparts d’une ville en état de défense, réussit enfin à prendre pied au but espéré ; enflammé de l’amour de la gloire, entre mille guerriers, il s’empare du mur à lui tout seul ; ainsi, après que les lames ont neuf fois battu les flancs élevés du navire, une dixième, plus énorme et plus haute encore, se rue en avant et ne cesse d’assiéger la coque fatiguée que lorsqu’elle s’abat à l’intérieur de ses remparts, comme si elle la prenait d’assaut. Dès lors, la mer lançait encore de nouvelles vagues contre le navire qu’elle cherchait à envahir ; mais elle en avait déjà au-dedans ; tous les matelots tremblent comme font les habitants d’une ville, quand leurs murs sont sapés du dehors par une troupe, occupés en dedans par une autre. (Trad. G. Lafaye)

Dans le poème héroïque de l’Arioste, c’est l’épopée militaire qui prévaut : on est du côté des vainqueurs. Chez Ovide, au contraire, Céyx, le naufragé, est la victime impuissante des forces déchaînées de la nature. Il est englouti par les flots mais sera transformé en oiseau, comme son épouse Alcyone, qu’il retrouvera au-delà de la mort : le thème est élégiaque. Par-delà la différence de registre, on peut préférer ici la vigoureuse sobriété de l’Arioste au pathétique quelque peu prolixe du poète latin, qui tente de renchérir par cette image sur les récits de tempête de Virgile.

Céyx
Virgil Solis (1514-1562), Céyx dans la tempête, via Wikimedia Commons


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