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Ovide chez les Scythes


Ovide chez les Scythes
E. Delacroix, Ovide chez les Scythes, via Wikimedia Commons.

Ovide chez les Scythes est une œuvre tardive de Delacroix, exposée au Salon de 1859. La tonalité élégiaque du tableau est surdéterminée par sa source littéraire, les Tristes d’Ovide, recueil de poèmes d’exil dont le caractère très personnel confère une intensité particulière au mètre élégiaque choisi par le poète latin. Mais chez Delacroix l’élégie a une couleur proprement picturale, qui rapprocherait plutôt le tableau de l’atmosphère bucolique des Églogues de Virgile : les personnages sont représentés dans un vaste paysage naturel, sans autre trace d’activité humaine que quelques huttes éparpillées, et dans une atmosphère légèrement brumeuse qui unifie hommes et nature dans une harmonie sublime de verts, de bleus, d’ocres, aux nuances atténuées, apaisées. Les figures humaines elles aussi sont dispersées entre gazons et bosquets ; des animaux, cheval et chien, jument que l’on trait, font le lien avec le monde naturel. Cette fusion des éléments représentés était notée par Théophile Gautier comme la marque spécifique de ce peintre, à l’égal de Rembrandt :

Dans la moindre ébauche comme dans le tableau le plus important, le ciel, le terrain, les arbres, la mer, les fabriques participent à la scène qu’ils entourent ; ils sont orageux ou clairs, unis ou tourmentés, sans feuilles ou verdoyants, calmes ou convulsifs, ruinés ou magnifiques, mais toujours ils semblent épouser les colères, les haines, les douleurs et les tristesses des personnages. Il serait impossible de les en détacher (1).

Il semble bien cependant que la source principale de Delacroix pour l’évocation du pays des Scythes ne soit pas Ovide lui-même, mais le géographe Strabon, « qui remarquait leur modèle social communautaire et harmonieux, la simplicité de leur économie, la frugalité et l’innocence de leurs mœurs » (2).

C’est à quoi Baudelaire fut sensible lui aussi, dans la recension qu’il fait du tableau dans son Salon de 1859 :

Certes je n’essayerais pas de traduire avec ma plume la volupté si triste qui s’exhale de ce verdoyant exil. […] Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans la peinture de Delacroix ; et, comme l’exil a donné au brillant poète la tristesse qui lui manquait, la mélancolie a revêtu de son vernis enchanteur le plantureux paysage du peintre. […] L’esprit s’y enfonce avec une lente et gourmande volupté, comme dans le ciel, dans l’horizon de la mer, dans les yeux pleins de pensée, dans une tendance féconde et grosse de rêverie » (3).

Starobinski, qui commente à son tour Baudelaire, note comment, pour celui-ci, à la fusion entre les éléments du tableau s’ajoute celle de l’œuvre et de son spectateur : ciel / horizon de la mer / yeux / pensée / tendance / rêverie : « Tout se passe comme si l’esprit de Baudelaire se plongeait dans l’espace extérieur, mais pour le quitter, se tourner vers un être aimé, puis vers soi-même. C’est le mouvement d’une subjectivation (4). »

1. Théophile Gautier, Histoire du romantisme, Paris 1874, p. 214-215, cité dans Delacroix, dir. S. Allard et C. Fabre, Paris, 2018, p. 306.
2. Ibid., p. 301.
3. Baudelaire, Salon de 1859, dans Œuvres, t. 2, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1976, p. 636.
4. J. Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Paris, 2012, p. 322-323.



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