Micrologies

Poésie et mémoire


Mireille Séguy consacre une étude importante aux « proses de mémoire » de Jacques Roubaud, et singulièrement à la résurgence dans La Boucle (1) de l’épisode des gouttes de sang sur la neige, dans Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes (2) . Elle montre comment la poésie, et particulièrement la poésie médiévale, fonctionne chez cet auteur comme un « effecteur privilégié de la mémoire (3) » . C’est une expression qu’elle emprunte à Roubaud lui-même :

La poésie n’est pas une pensée, mais intervient comme un ‘concentré’ d’images mémorielles. Elle est un ‘effecteur’ particulier de la mémoire, et cela notamment par rapport au rythme : un poème suscite dans la mémoire de chacun, du moins si l’individu qui le regarde ou qui l’entend est réceptif, une réaction très individuelle à l’effet de langue. [...] [À la différence d’autres types de textes,] dans la poésie, il n’y a que cela, ces images mémorielles qu’elle suscite dans votre mémoire, autrement dit, le rapport privilégié que chacun a avec sa langue, et où le rythme joue un rôle fondamental (4).

Chez Roubaud, le type de mémoire mis en œuvre par la poésie, commente Séguy, « procède par associations fulgurantes d’images. Cette mémoire-illumination, qui est celle dont Perceval fait l’expérience devant les trois gouttes de sang sur la neige du Conte du graal, constitue pour Roubaud l’essence même de l’expérience mémorielle ; elle en signe l’émotion spécifique, qui est le sentiment d’évidence, fulgurant, imprévisible et irréfragable, de la véridicité d’un souvenir qui se dit, toujours, au présent (5). »

Plus particulièrement, ajoute-t-elle, les images de mémoire chez Roubaud sont des images d’enfance. C’est pour cela que la poésie médiévale est pour Roubaud l’« effecteur » de mémoire par excellence, et notamment celle du trobar : c’est dans une des formes les plus anciennes de la langue que s’exerce le pouvoir d’attraction mémorielle suscitant les images les plus anciennes, celles de l’enfance. De ce fonctionnement, elle prend pour exemple un poème de Desnos évoqué par Roubaud :

Jamais l’aube à grands cris bleuissant les lavoirs
L’aube savon perdu dans l’eau des fleuves noirs
L’aube ne blanchira sur cette nuit livide […] (6)

Ce que Roubaud commente ainsi : « Je le vois pour mon propre compte à partir de ces alexandrins, parce que je vois aube et savon bleus dans le jardin de la maison où j’habitais, enfant, pendant la guerre, à Carcassonne. Les vers de Desnos sont « effecteurs » de ce souvenir, et ce souvenir est supporté par eux (7). » Une telle constatation relève de l’intime, mais aussi de l’expérience la plus commune de la poésie : la lecture du poème se nourrit pour chacun du souvenir, qu’elle évoque et enrichit en retour par le pouvoir de l’image, laquelle est susceptible de recevoir de multiples référents : « une image n’est que le support d’un sens en perpétuelle mutation, moins contrainte et clôture que puissance de liberté (8). »

1. J. Roubaud, La Boucle, Paris, 1993.
2. M. Séguy, Trois gouttes de sang sur la neige, Paris , 2021, p. 227-293.
3. M. Séguy, op. cit., p. 249-259.
4. « La mémoire oubliée », entretien Jacques Roubaud-Dominique Chouchan, La Recherche, 1994, p. 840-842, cité par M. Séguy, op. cit., p. 249, n. 58.
5. M. Séguy, op. cit., p. 250.
6. J. Roubaud, Le Grand Incendie de Londres, Paris, 1989, p. 330, cité par M. Séguy, op. cit., p. 251.
7. Ibid.
8. W. Marx, Des étoiles nouvelles, Paris, 2021, p. 81.



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