Micrologies

Bonnefoy : gouttes de sang sur la neige


Dans son essai sur le mythe du Graal (1), Yves Bonnefoy s’attache à expliciter l’attrait qu’exercent sur lui les romans médiévaux, dans une démarche qui, sans nier l’inscription de ces textes dans la culture de leur temps, cherche à élucider les liens profonds qui les relient à sa poétique propre et à sa sensibilité.

Un des épisodes pour lui fondateurs est celui des « trois gouttes de sang sur la neige », dans Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. On sait que Perceval, le jeune héros du roman, s’absorbe dans la contemplation de trois gouttes rouges laissées sur la neige par une oie qu’un faucon a blessée : elles lui rappellent le visage et le teint de Blanchefleur, la jeune femme qu’il a aimée.

Pour interpréter ce passage, Bonnefoy l’oppose à celui où Perceval, dans le même roman, voit passer le cortège du Graal : le héros, malgré sa curiosité, et par respect excessif des règles de convenance, n’ose alors demander la raison du défilé magnifique de la lance qui saigne et du vase précieux, « objets manifestement signifiants mais d’une façon impénétrable ». Au contraire, avec les gouttes de sang, « c’est cette fois tout son être à lui qui répond, son esprit mais même son corps tétanisé pour un long moment. Il en oublie, d’ailleurs, ou plutôt maintenant méprise, toutes les lois de la bienséance : restant sourd aux questions qui lui sont posées. » Deux types de signes, donc, qui impliquent deux types différents de réaction : « les uns intriqués entre eux dans des phrases que l’on en finit pas d’analyser, de comprendre, les autres si immédiatement l’apparaître et le sens du monde fondamental qu’ils n’ont pas besoin de mots pour se dire et peuvent porter leur sens jusqu’au tréfonds de qui les perçoit. » Le cortège du Graal dans le premier cas, les gouttes de sang sur la neige dans le second.

Telle est en effet la valeur des trois gouttes de sang : « Belles de n’être que ce qui est mais au plein de sa manifestation, à quoi l’être qui est en nous est fait pour répondre […].  J’imagine que c’est cette beauté faite d’évidence que Perceval en est venu à comprendre, au plus intime de soi. »

On voit le double glissement par lequel Bonnefoy fait coïncider le texte de Chrétien avec sa propre poétique : d’une part il présente le Graal comme intriqué « dans des phrases que l’on n’en finit pas d’analyser », alors même que Perceval ne dit pas un mot au passage du Graal et que le texte de Chrétien laisse l’objet à son mystère ; d’autre part, les gouttes de sang sur la neige ne sont pas une appréhension de l’être pur, mais renvoient Perceval au visage de celle qu’il aime. La première expérience, peut-on dire, aurait nécessité une médiation qui n’a pas eu lieu, la seconde, elle, est immédiate. Or cette distinction entre médiat et immédiat est ici recouverte par celle entre le concept et l’être au monde qui est au centre de la pensée de Bonnefoy, sans que les deux oppositions se recouvrent parfaitement.

Il faut ajouter que Bonnefoy est trop subtil pour n’être pas conscient du risque. Aussi, imaginant que Perceval ressent en lui « une beauté faite d’évidence », ajoute-t-il : « J’imagine cela, mais sans tout de même prétendre que Chrétien de Troyes qui écrit ces pages ait su clairement ce qu’il fait. » D’ailleurs, dit-il encore, n’est-il pas prisonnier d’une légende du Graal déjà christianisée ? Ou encore : « Ne prêtons pas à Chrétien de Troyes trop de pensée réfléchie, consciente. Et pourtant ! » Bonnefoy se satisfait finalement d’évoquer un « affleurement de la vérité », qui lui permet « de pressentir une intelligence du poétique dans ce livre ».

1. Y. Bonnefoy, Le Graal sans la légende, Paris, 2013, voir p. 40-45.



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