Micrologies

César à Troie


Depuis Virgile et son Énéide, la chute de Troie est au centre de la conception que les Romains se faisaient du destin de leur ville : cet événement mythique, c’est à la fois la destruction d’un royaume puissant et aussi l’espoir d’un empire nouveau, puisque le Troyen Énée va jeter en Italie les fondements de la grandeur de Rome. Longtemps après Virgile, dans son poème de la Pharsale, qu’il a consacré aux guerres civiles romaines, Lucain (vers 60-65 ap. J.-C.) évoque le passage de Jules César sur les ruines de Troie, après la bataille de Pharsale (48 av. J.-C.) :

Sigeasque petit famae mirator harenas
et Simoentis aquas et Graio nobile busto
Rhoetion et multum debentis uatibus umbras.
circumit exustae nomen memorabile Troiae
magnaque Phoebei quaerit uestigia muri.
iam siluae steriles et putres robore trunci
Assaraci pressere domos et templa deorum
iam lassa radice tenent, ac tota teguntur
Pergama dumetis : etiam periere ruinae.
aspicit Hesiones scopulos siluaque latentis
Anchisae thalamos ; quo iudex sederit antro,
unde puer raptus caelo, quo uertice Nais
luxerit Oenone : nullum est sine nomine saxum.
inscius in sicco serpentem puluere riuum
transierat, qui Xanthus erat. securus in alto
gramine ponebat gressus : Phryx incola manes
Hectoreos calcare uetat. discussa iacebant
saxa nec ullius faciem seruantia sacri :
« Herceas » monstrator ait « non respicis aras ? »
(IX, 961-979.)

César gagne la côte de Sigée et ces bords dont la renommée le remplit d'admiration. Il parcourt les rives du Simoïs et le promontoire de Rhoeté, consacré par le tombeau d'un Grec. Il marche à travers ces ombres qui doivent tant au génie des poètes. Il erre autour des ruines fameuses de Troie ; il cherche les traces des murs élevés par Apollon. Quelques buissons stériles, quelques chênes au tronc pourri couvrent les palais d'Assaracus et de leurs racines fatiguées pressent les temples des dieux. Troie entière est ensevelie sous des ronces : ses ruines même ont péri. Il reconnaît le rocher d'Hésione, et la forêt, couche mystérieuse d'Anchise, et l'antre où siégea le juge des trois déesses, la place où fut enlevé Ganymède, et le mont sur lequel se jouait la crédule Œnone. Pas une pierre qui ne rappelle un nom célèbre. Il avait passé, sans s'en apercevoir, un petit ruisseau qui serpentait dans la poussière. Ce ruisseau était le Xanthe. Il portait négligemment ses pas sur un tertre de gazon, un Phrygien lui dit : « Que faites-vous ? vous foulez les mânes d'Hector ! »  Il passait près d'un tas de pierres renversées qui n'étaient plus que d'informes débris. « Quoi ! lui dit son guide, vous ne regardez pas l'autel de Jupiter Hercéen ? » (Trad. Marmontel / Durand)

Alain Schnapp, dans sa magistrale étude sur l’histoire des ruines (1) analyse longuement ce texte : « Lucain sculpte ici tout à la fois le personnage de César, l’avenir de Rome et le destin de son poème. » Tout d’abord, Lucain replace son héros dans le cadre grandiose de l’épopée homérique : Troie « est d’abord un nomen qui survit dans la mémoire par l’effet de la tradition poétique ». Chaque nom cité, chaque image rappellent Homère et l’Iliade. Et ce qu’il fait découvrir à César, « ce ne sont pas à vrai dire les ruines d’une ancienne cité, mais les stations d’un récit incarné dans un lieu magique, un espace où toute pierre, toute anfractuosité a un nom ».

Mais le spectacle de ces ruines tourne aussi César vers l’avenir romain de Troie : car « les ruines de Troie sont la trace d’un événement fondateur, d’un choc historique qui domine toute l’Antiquité. C’est le message de l’idéologie troyenne des origines de Rome, le pèlerinage aux sources qu’inaugure Lucain en suivant le voyage de César. » On pourrait ajouter : il ne peut dire la visite de César à Troie qu’à la lumière de l’Énéide, que César pourtant n’a pas pu connaître…

Cependant il y a plus : « Pour Lucain, la ruine est le cadre d’une action qui lie le passé au futur. Celles de Troie en évoquent d’autres pour le lecteur du poème, celles de la guerre civile dont la victoire de Pharsale signifie la fin. » On pourrait dire que César se retrouve dans la position d’Énée : comme le héros troyen après l’incendie de sa ville, il devra lui aussi reconstruire Rome après le désastre de la guerre civile : en promettant de restaurer Troie, il s’engage implicitement à rétablir l’ordre romain :

Vt ducis inpleuit uisus ueneranda uetustas,
erexit subitas congestu caespitis aras
uotaque turicremos non inrita fudit in ignes.
« di cinerum, Phrygias colitis quicumque ruinas,
Aeneaeque mei, quos nunc Lauinia sedes
seruat et Alba, lares, et quorum lucet in aris
ignis adhuc Phrygius, nullique aspecta uirorum
Pallas, in abstruso pignus memorabile templo,
gentis Iuleae uestris clarissimus aris
dat pia tura nepos et uos in sede priore
rite uocat. date felices in cetera cursus,
restituam populos; grata uice moenia reddent
Ausonidae Phrygibus, Romanaque Pergama surgent. »
(IX, 987-999.)

Dès que César a rassasié ses yeux du spectacle de la vénérable antiquité, il érige à la hâte un autel de gazon, et après y avoir allumé la flamme, il verse avec l'encens des vœux qui seront exaucés : « Dieux des cendres de Troie, ou qui que vous soyez qui habitez parmi ses ruines ! Et vous, aïeux d'Énée, et mes aïeux, dont les lares sont aujourd'hui révérés dans Albe et dans Lavinium, et dont le feu apporté de Phrygie brûle encore sur nos autels ! Et toi, Pallas, dont la statue qu'aucun homme ne vit jamais, est conservée à Rome, dans le lieu le plus saint du temple, comme le gage solennel de la durée de vie de notre empire! un illustre descendant d'Iule fait fumer l'encens sur vos autels et vous invoque sur cette terre, votre antique patrie. Accordez-moi des succès heureux dans le reste de mes travaux : je rétablirai ce royaume et je le rendrai florissant. L'Ausonie reconnaissante relèvera les murs des villes de Phrygie, et Troie, à son tour, fille de Rome, renaîtra de ses débris. »

Mais face à cette fragilité des choses humaines, à la destinée qui détruit les villes et les hommes, la ruine peut sembler le devenir inéluctable des empires ; c’est alors par la seule voix du poète qu’elle peut accéder à la postérité. Et Lucain de se livrer à un fier éloge de son propre chant :

O sacer et magnus uatum labor ! omnia fato
eripis et populis donas mortalibus aeuum.
inuidia sacrae, Caesar, ne tangere famae ;
nam, siquid Latiis fas est promittere Musis,
quantum Zmyrnaei durabunt uatis honores,
uenturi me teque legent ; Pharsalia nostra
uiuet, et a nullo tenebris damnabimur aeuo.
(IX, 980-986.)

 Ô travail immortel et sacré des poètes ! tu sauves de l'oubli tout ce que tu veux ! C'est par toi que les peuples triomphent  de la mort ! César, ne porte point envie à la mémoire ces héros ! Car si les Muses du Latium peuvent prétendre à quelque gloire, la race future lira ton nom dans mes vers aussi longtemps que le nom d'Achille dans les vers du chantre de Smyrne. Mon poème ne périra point et ne sera jamais condamné aux ténèbres.

1. A. Schnapp, Une histoire universelle des ruines, Paris, 2020, p. 133 sq.



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