Micrologies

Intactum Pallanta


Au chant X de l’Énéide de Virgile, Turnus, l’adversaire d’Énée pour la possession du Latium, tue au combat Pallas, le jeune fils d’Évandre, allié des Troyens. Après quoi, humiliation suprême, il dépouille le cadavre d’un baudrier de grand prix, avant de laisser les compagnons du jeune homme en recueillir le corps. Le narrateur manifeste alors son indignation, dans une intervention « proleptique » qui annonce que Turnus bientôt se repentira de son acte :

Nescia mens hominum fati sortisque futurae
et seruare modum, rebus sublata secundis !
Turno tempus erit, magno cum optauerit emptum
intactum Pallanta et cum spolia ista diemque
oderit.
(v. 501-505.)

Paul Veyne, dans sa remarquable traduction de l’Énéide, restitue ce passage en ces termes : « Non, l’esprit de l’homme ne sait pas le destin, le sort futur, il ne sait pas garder la mesure quand le succès l’exalte. Un temps viendra pour Turnus où il paiera très cher pour avoir laissé Pallas intact, où il maudira ces dépouilles et ce jour. » La formulation est très ambiguë : elle laisse le lecteur hésiter entre deux sens possibles de l’expression « payer très cher » : soit « subir un lourd châtiment », soit « donner tout ce qu’on a ». L’emploi du futur dans la traduction nous orienterait vers la première hypothèse (Turnus va payer de se vie son forfait), mais cette interprétation est impossible puisque précisément Turnus n’a pas laissé Pallas intact : non seulement il l’a tué, mais il en a dépouillé le corps. C’est donc la seconde possibilité qu’il faut retenir : Turnus donnerait tout pour ne pas avoir outragé le cadavre de Pallas. C’est parce qu’elle ne rend pas directement le verbe optauerit (« souhaiter ») que la traduction laisse échapper cette nuance importante : ce n’est pas tant la mort de Turnus qu’annonce le narrateur que le regret cuisant qu’il éprouvera, au moment de mourir, d’avoir outragé Pallas. Ce qu’exprime le futur antérieur, c’est le point de vue surplombant du narrateur, qui sait qu’il y aura un temps où Turnus aurait souhaité etc. Dans le commentaire de Conington, on trouve : The fut. perf. « optauerit » […] implies that the wishing will be over and done with. (1) Il suffirait de peu de chose pour rectifier la traduction de Veyne : « Un temps viendra… où il paierait (ou « aurait payé ») très cher pour avoir laissé Pallas intact. » A. Bellessort, manque aussi d’exactitude : « Un temps viendra où Turnus paierait très cher la vie de Pallas. » Si le conditionnel lève en partie l’ambiguïté, la faute de Turnus n’est pas bien rendue : ce n’est pas tant la vie de Pallas qui est en cause chez Virgile que l’outrage infligé à son cadavre. La traduction de J. Perret, plus lourde, est presque une glose : « Un temps viendra pour Turnus où il souhaitera sans doute n’avoir jamais touché Pallas, eût-il acheté cette chance d’un grand prix. » Ce qui n’est pas non plus d’une clarté parfaite.

L’anticipation narrative de Virgile se réfère aux tout derniers vers du poème : Énée, vainqueur de Turnus en combat singulier, hésite cependant à le tuer, quand soudain il aperçoit sur ses épaules le baudrier arraché naguère au cadavre de Pallas. Cette vue ranime sa fureur et il transperce son adversaire d’un coup d’épée (XII, 939-952). On doit donc bien considérer que l’expression intactum Pallanta ne renvoie pas tant à la mort de Pallas qu’à l’outrage que lui a fait subir Turnus. Veyne glose alors l’épisode d’une façon beaucoup plus nette que dans sa traduction : « un jour Turnus n’aura pas à se réjouir d’avoir dépouillé Pallas ce ce baudrier » (2).

Au comportement de Turnus, Virgile oppose celui d’Énée, quand, un peu plus loin dans le même chant X, ce héros tue au combat Lausus, fils du redoutable guerrier Mézence, qui tentait de protéger son père blessé :

At uero ut uoltum uidit morientis et ora,
ora modis Anchisiades pallentia miris,
ingemuit miserans grauiter dextramque tetendit,
et mentem patriae subiit pietatis imago.
« Quid tibi nunc, miserande puer, pro laudibus istis,
quid pius Aeneas tanta dabit indole dignum ?
Arma, quibus laetatus, habe tua, teque parentum
manibus et cineri, siqua est ea cura, remitto. »
(X, 821-828).

Mais quand le fils d’Anchise a vu les traits et le visage du mourant, ce visage étrangement pâlissant, il a poussé un profond soupir de pitié, il lui a tendu la main et cette image de la piété filiale a pénétré son esprit. « Que te donnera donc, malheureux enfant, pour récompenser ton mérite, que te donnera le pieux Énée qui soit digne d’un si beau caractère ? Garde ces armes qui firent ta joie. Toi-même, je te remets aux Mânes et à la cendre de tes pères, si tant est que ce soin ne soit pas rien. » (Trad. P. Veyne.)

Sans dépouiller de ses armes le corps de Lausus, Énée permet qu’il soit rapporté avec les honneurs dans le camp ennemi. Ce comportement généreux contraste avec celui de Turnus dépouillant Pallas et anticipe la mort du chef Rutule, qui en apparaît comme le juste châtiment.

1. En ligne sur le site Perseus (http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text?doc=Perseus%3Atext%3A1999.02.0051) (consulté le 28/03/2023).
2. Note à XII, 942.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.