Mireille Séguy, dans un bel essai de littérature comparée, consacre des pages remarquables à l’épisode des gouttes de sang sur la neige, dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes (1). Rappelons que le jeune Perceval s’absorbe dans la contemplation de trois gouttes de sang qu’a laissées sur la neige une oie blessée, avant de s’envoler. Ces traces lui rappellent le visage de son amie, Blanchefleur. Cette réminiscence spontanée pourrait présenter un caractère « proustien » avant la lettre : « caractère non intentionnel de la réminiscence », « rôle fondateur de la sensation », « impression vertigineuse que le passé ainsi rendu au présent se superpose à lui », « valeur de révélation […] de l’expérience mémorielle », tous ces traits sont communs aux deux textes. Mais M. Séguy montre que chez Chrétien le processus d’élaboration esthétique est en fait médiatisé par l’expérience culturelle commune aux personnages et au lecteur ; cela permet à Gauvain, chevalier courtois par excellence, qui assiste à la scène, d’en comprendre parfaitement l’enjeu, qui n’est pas strictement individuel, comme pour le narrateur de Proust. Pour le montrer, elle revient au texte même du roman de Chrétien :
De fait, explique Séguy, c’est une autre image qui a servi de relais entre la perception du sang sur la neige et le souvenir du visage de l’aimée, celle de la superposition du vermeil et du blanc. Or cette image appartient à la mémoire culturelle commune du Moyen Âge et relève d’un stéréotype de la beauté féminine : c’est « l’image mentale d’un motif que chacun est en mesure de voir, de préciser et d’étoffer à l’aune de la richesse du "trésor" de la mémoire lettrée ». Ainsi, cette image « assure le caractère partageable du souvenir personnel du héros » et rappelle aussi « qu’au Moyen Âge, la mémoire culturelle, loin de s’opposer à la mémoire intime, en occupe au contraire le centre rayonnant ».
Au contraire, note M. Séguy, le narrateur proustien insiste sur l’obscurité de son « livre intérieur » et souligne « la solitude absolue qui est la sienne dès lors qu’il s’agit de déchiffrer ce livre, c’est-à-dire de lui donner une forme littéraire ». Au XIIe siècle, c’est au contraire « un réseau de collaborations réelles ou virtuelles » qui est mobilisé : commanditaires, auteurs du passé, lecteurs passés et à venir, capables collectivement de faire vivre la lettre du texte (3).